L’aventure Ghibli : voyage au cœur du film d’animation

Totoro, Kiki, Chihiro, Princesse Mononoké, Ponyo, Arietty. Si vous ne voyez pas exactement d’où viennent ces noms, ils vous disent au moins quelque chose. Pour ma part, ils ont marqué mon enfance. Ces personnages de films d’animation sortent tout droit de l’un des plus grands studios d’animation au monde : Ghibli. Un univers magique à l’esthétique envoutante et immersive, des œuvres engagées, des personnages vifs d’émotions, et une création musicale qui transporte d’autant plus le spectateur dans l’univers. Tout ça, c’est Ghibli. Mais ce que l’on ne voit pas forcément au visionnage, c’est les nombreux symboles dont les animés Ghibli regorgent, qu’ils viennent de la culture japonaise, de l’histoire personnelle de ses fondateurs, ou font passer des messages engagés.  Mais alors, comment cela a commencé ? D’où vient le succès, et quelles sont les intentions derrière les œuvres ? Pour cela, il nous faut revenir au début.

La rencontre

L’histoire des studios Ghibli commence dans les années 1960, à un arrêt de bus pas loin d’un studio du nom de Tôei Animation. En ce lieu se fait une rencontre déterminante, celle de Hayao Miyazaki et Isao Tahakata, et elle marque le début d’une collaboration qui allait révolutionner le monde de l’animation japonaise. Tous les deux très engagés, ils forment d’abord un syndicat au sein de leur entreprise, dont Hayao est le secrétaire général et Isao le vice-président. Après quelques manifestations, marches et revendications pour plus d’avantages aux travailleurs, Isao et Hayao décident finalement de quitter Tôei Animation et intègrent un autre studio dans lequel Takahata est réalisateur et Miyazaki concepteur scénique. Mais nous sommes déjà dans les années 1970, et le développement de l’animation « bon marché » pour la télévision fait cruellement baisser la qualité du travail des deux amis, qui ont des exigences particulières. Ce souci fait mûrir une idée ambitieuse, et qui fut certainement la meilleure de leurs carrières : la création d’un studio indépendant.

Premier projet : Nausicaa et la vallée du vent

Monter un studio, cela prend du temps. Bien que Ghibli n’existe pas encore officiellement, Hayao avait en tête depuis plusieurs années déjà d’adapter en long métrage Kaze no Tani no Naushika (Nausicaa et la vallée du vent), le manga qu’il publiait à l’époque dans la revue Animage. Un seul problème se pose : comment produire ce film ? Hayao confie le rôle de producteur à Isao, qui, malgré le fait qu’il ne l’endosse que pour la première fois, parvient à négocier un accord avec un ancien collègue de Tôei Animation, Tôru Hara, qui a fondé sa petite société, Topcraft. Ghibli n’existe pas encore, mais Nausicaa fut la première collaboration officielle d’Hayao et Isao en tant qu’indépendants, ce qui leur vaut la reconnaissance du public comme point de départ. Et quel point de départ ! Nausicaa et la vallée du vent est un film engagé, qui aborde des thèmes profonds de manière spectaculaire : le lien entre l’humanité et la nature, le pacifisme, et la responsabilité envers l’environnement sont les thèmes principaux de ce chef-d’œuvre. Il ne s’agit pas simplement de défendre le thème de l’écologie, mais de requestionner la relation des hommes et de la nature, de revenir aux sources pour démontrer que notre espèce s’est égarée dans l’exploitation, se considérant supérieure à la nature au lieu de se voir comme une partie intégrante d’elle. L’histoire se déroule dans un monde post-apocalyptique où la civilisation humaine a été décimée par une guerre industrielle destructrice. La Vallée du Vent est un petit royaume isolé, au sein duquel les habitants tentent de se protéger des toxines mortelles et des créatures géantes qui infestent les terres environnantes. Nausicaa, fille du Roi et princesse de la Vallée du vent, est passionnée par ces créatures géantes que tout son peuple redoute. Elle cherche à comprendre et à apaiser les colères de la nature, en dépit des conflits entre les royaumes et de la menace grandissante d’une guerre dévastatrice. L’esthétique du film est marquée par des paysages magnifiques, des créatures fantastiques, et une attention minutieuse au moindre détail qui assure la qualité plus tard retrouvée dans les animés de Ghibli. A sa première sortie en 1984, Nausicaä et la vallée du vent rencontre le succès qu’il mérite : plus de 915 000 spectateurs, et des critiques très favorables. Hayao et Isao sont parvenus à établir qu’il est possible de réaliser et de produire de l’animation de qualité pour le cinéma.

Création officielle des studios Ghibli : le rêve devient réalité

Malgré le succès de Nausicaä, le studio Topcraft est forcé de fermer. Un nouveau problème se pose alors pour Hayao et Isao. Tout juste lancés – et si bien – dans le monde du long-métrage animé, comment financer leurs prochains projets ? Et surtout, comment venir à bout de ce rêve de monter leur propre studio ? Tokuma Shoten, le patron d’Animage n’est pas tout de suite enthousiaste à l’idée de financer les projets d’Isao et Hayao, craignant l’incertitude de la réalisation de long-métrages d’animation pour pouvoir assurer une structure durable et bénéfique à long terme. Mais il est finalement convaincu par le succès de Nausicaä, et accepte de financer la création d’un studio au sein d’une fillière Tokuma shoten. Et c’est Yasuyoshi Tokuma, le PDG de la branche édition de l’entreprise, qui est nommé président du studio. Il y pointe rarement le bout de son nez, mais sa décision avait été décisive dans l’histoire des studios Ghibli : c’était lui qui avait validé le projet d’adaptation de Nausicaä.

Ne reste qu’à trouver un nom pour le studio. Takahata tenait d’abord à lui donner un nom japonais, et il avait avancé celui de Musashino Kôbô (ou « l’atelier Musashino »). Mais Miyasaki n’est pas emballé. Passionné d’aviation, il propose Ghibli, qui désigne d’abord un vent chaud du Sahara que les pilotes italiens de la Seconde Guerre mondiale ont repris pour désigner leurs avions de reconnaissance. Le vent et l’aviation sont d’ailleurs des éléments omniprésents dans les productions Ghibli. Même dans les films dont le titre ne tourne pas autour tels que Le vent se lève, Nausicaä et la vallée du vent, il fait intégralement partie de l’esthétique d’Hayao et est présent dans toutes ses productions. L’idée de l’aviation, thème central des films Le cochon de Porco Rosso et Le vent se lève, illustre l’association de l’humain avec le vent pour une prise de liberté, et fait aussi résonner la nature dans tous les animés Ghibli. Hayao s’est lui-même exprimé sur le sujet : « Nos vies sont comme le vent ou le son. Nous naissons, nous raisonnons les uns avec les autres… Puis nous nous effaçons ».

Premiers succès

En 1986, Tenkû no Shrio Rapyuta alias Le château dans le ciel sort officiellement au cinéma comme le produit film produit par les studios Ghibli. L’histoire, une fois de plus engagée, suit deux enfants, Sheeta et Pazu alors qu’ils tentent de découvrir les secrets d’un château flottant dans le ciel, légendaire pour sa richesse et sa technologie avancée. Ensemble, ils entreprennent un voyage périlleux vers cette île flottante pour découvrir les secrets qui s’y cachent, sans se douter que leurs héritages et leurs histoires sont étroitement liées. Le film alerte sur les dangers de l’industrialisation excessive en mettant en évidence ses conséquences sur l’environnement et sur la société dans sa recherche constante de pouvoir, empiétant sur les valeurs humaines avec cupidité. A nouveau, le film est un succès : plus de 770 000 entrées.

Les bénéfices sont alors réinvestis dans un projet d’Hayao qui deviendra iconique : Mon voisin Totoro. En plongeant le spectateur dans un univers idyllique, présentant un scénario attendrissant et prônant la bienveillance, ce film est considéré comme une ode à l’enfance. Mei et Sastuki, deux sœurs, déménagent avec leur père dans la campagne japonaise alors que leur maman, malade, est forcée de rester à l’hôpital. Les petites filles découvrent rapidement l’existence de créatures magiques qui vivent aux alentours de leurs maisons. Des noiraudes, petites boules de poussières avec des yeux qui occupent les maisons inhabitées, un chat en forme de bus (qui provient d’une légende japonaise attribuant à un chat âgé le pouvoir de changer de forme, on l’appelle alors un bakeneko), mais surtout, le grand Totoro, un être poilu et magique au grand sourire. Toutes ces nouvelles rencontres constituent pour les filles l’occasion de se plaire dans leur nouvelle vie, alors qu’elles doivent affronter un déménagement et la maladie de leur maman. Ici, Hayao s’inspire de son expérience personnelle : lorsqu’il était petit, sa mère avait été hospitalisée pour un cas grave de tuberculose, alitée de 1947 à 1955. Le film explore avec tendresse comment les enfants feront face à cette épreuve tout en traversant les péripéties de l’enfance. L’ayant vu avec ma sœur quand nous étions petites, je peux affirmer que la relation petite sœur/grande sœur y est très bien dépeinte. On s’identifie facilement aux personnages, sans vraiment s’en rendre compte, de par leurs positions familiales respectives. Sans trop comprendre ce qui leur arrive, Satsuki et Mei restent solidaires malgré la pression liée à leur maman malade, et au travers des disputes et des divergences, elles restent là l’une pour l’autre. Satsuki endosse son rôle de grande sœur protectrice de Mei, plus jeune et plus vulnérable. Cette dernière cherche souvent refuge dans l’imagination et l’aventure, et sa curiosité la pousse à explorer le monde qui l’entoure, entraînant sa sœur dans des situations imprévues comme la rencontre avec Totoro. En grandissant, on peut envisager que cette rencontre avec les êtres magiques était pour les petites filles un moyen de se retrouver dans un monde imaginaire où les chats sont des bus et où les arbres poussent en une nuit. L’histoire en reste d’autant plus touchante, pour les petits comme pour les grands. Le succès du film n’est pas immédiat, mais confirme au fil des mois la réputation de qualité des studios Ghibli. Le personnage de Totoro est aussi la mascotte parfaite : près de deux ans après la sortie du film, des produits dérivés à son effigie sont vendus, et les objectifs de bénéfices sont atteints. Rapidement, Totoro devient un symbole et est adopté comme logo pour le studio.  

Arrive ensuite le premier vrai succès national au box-office de Ghibli, en 1989 : Majo no Tkkyûbin (Kiki, la petite sorcière). Film emblématique des studios, c’est grâce à son accessibilité à tous les publics tout en parvenant à prendre le spectateur dans des émotions fortes que le film rencontre un si grand succès  (plus de 2 640 000 entrées rien qu’au Japon). L’histoire suit Kiki, une jeune « sorcière » de 13 ans qui part seule dans une grande ville pour accomplir sa traditionnelle année d’indépendance, équipée d’un petit poste de radio et de son chat Jiji. Le film est d’une légèreté particulière, et l’accent est placé sur la bienveillance du monde entourant à travers différentes rencontres que fait Kiki. On y retrouve les thèmes de l’identité et de l’acceptation de l’individualité, tout en étant touché par l’accent mis sur le sens de la communauté et du partage. Jeune fille au caractère bien trempé, Kiki est un exemple pour les petites filles (elle l’a été pour moi) dans sa manière de s’affirmer et de se débrouiller sans jamais abandonner, même dans les moments difficiles. Du point de vue esthétique, Kiki la petite sorcière est un régal visuel. Les paysages de la ville côtière et des environs sont magnifiquement représentés, avec une attention particulière aux détails qui rendent l’univers du film vivant et crédible. De l’océan le plus vaste d’un bleu éclatant jusqu’au plus petit brun d’herbe assoupli dans le vent, le visuel du film est très travaillé et garde le spectateur captivé. Les personnages sont également expressifs et bien animés, ce qui contribue à créer une atmosphère chaleureuse et engageante. Dès novembre 1990, les bénéfices rapportés par le film permettent d’engager à plein temps une partie de l’équipe afin de bénéficier de l’expérience qu’elle a acquise, et de développer une section d’apprentissage qui accueille de nouveaux talents.

Création physique des studios

Le temps passe, l’équipe Ghibli s’agrandit, mais elle commence à étouffer dans le petit espace qui lui est réservé (90 personnes dans 300 m²). Le président du studio Ghibli, Tôru Hara, refuse un tel projet et est contraint de claquer la porte. Le risque financier est alors imposant, et c’est Yasuyoshi Tokuma qui accepte de financer l’opération, alors que même Suzuki était inquiet quant à la faisabilité de ce projet de création d’un studio à la mesure des ambitions de Miyazaki et Takahata. Miyazaki supervise lui-même la réalisation des plans du nouvel immeuble. Il le veut aéré, clair, entouré de verdure. Il restreint le parking au strict minimum, mais double l’espace réservé aux femmes, massivement embauchées au moment de Porco Rosso. Il choisit lui-même les matériaux de construction et contrôle les travaux, tout en continuant son ouvrage sur Porco Rosso. En 1992, le studio est terminé au même moment que le film (qui récolte une nouvelle fois un grand succès). Sur plus de 1 100 m² et trois étages, dans la banlieue de Tôkyô à Koganei, c’est désormais une centaine de personnes qui y travaille quotidiennement.

Un incontournable : Princesse Mononoké

Il s’agit pour moi de l’un des films les plus puissants de Miyazaki.  Sorti en 1997, le film se déroule dans un Japon médiéval fantastique, où les humains se battent pour le contrôle des ressources naturelles, ce qui conduit à un conflit violent entre la nature et l’homme. Le récit suit le jeune guerrier Ashitaka, maudit par une entité démoniaque, qui entreprend un voyage pour trouver la source de la malédiction et la manière de l’arrêter. Au cours de son périple, il rencontre la Princesse Mononoké, une jeune fille élevée par les loups et engagée dans une lutte féroce contre les humains qui détruisent la forêt pour leurs propres intérêts. Plusieurs aspects de la société sont dépeints, entre les guerres d’intérêt et le mal fait à la nature. Le film a été critiqué pour sa complexité, mais on ne peut pas dire que le scénario le soit tant que ça. Ce qui est difficile, c’est d’en saisir toute la symbolique.  Ce n’est pas l’habituelle lutte entre le bien et le mal. Il n’y a ni « méchants » ni « gentils », mais juste des protagonistes qui ont une vision différente du futur et qui défendent leurs intérêts. Ils ont chacun leurs défauts, mais les animaux comme les forgerons combattent pour leur survie. Le conflit naît de l’incompréhension et de l’absence de dialogue, chacun restant sur ses positions. Ce n’est pas si souvent qu’un film d’animation nous montre que dans le monde, rien n’est tout blanc ni tout noir. Le thème central restant tout de même celui de l’écologie, Princesse Mononoké nous montre la complexité du problème du changement climatique en présentant tous ses aspects : les intérêts de production massive, les difficultés d’entente et de communication, et cette tendance de l’homme à exploiter la nature comme une ressource industrielle plutôt que comme son habitat. On a rarement vu une représentation aussi forte de la nature dans un film… Elle est montrée dans toute sa splendeur, son mystère, mais aussi sa cruauté quand elle se sent menacée. Les dieux sont représentatifs de l’hostilité de cette nature qui se sent agressée. Elle se révolte contre des hommes, pour qui l’affirmation de soi est devenue conquête et destruction, là où auparavant existaient le respect et la crainte des éléments naturels. Et c’est de là que vient la beauté de cette œuvre, dans laquelle Miyazaki donne littéralement une voix à la nature : il fait parler les animaux. Dans une société capitaliste où la production avance plus que vite que jamais, où les ressources sont exploitées en abondance, et où l’humain fait passer son capital avant les besoins de la terre, Princesse Mononoké ne fait plus seulement écho, il crie, résonne, et met en contraste l’urgence de la situation climatique face à l’arrogance superficielle de l’Homme. Princesse Mononoké est un chef d’œuvre visuel et messager qui mérite une analyse bien plus poussée et étendue que celle que je donne brièvement. J’engage fortement toute personne intéressée à faire des recherches.

La musique : Joe Isaishi

Impossible d’aborder le travail artistique derrière les films Ghibli sans parler de sa musique. Composée par Joe Isaishi sur toutes les œuvres, les bandes sons originales des Ghibli jouent un rôle clé dans l’ensemble des films d’animation : sans elles, les messages ne seraient pas aussi bien passés, les spectateurs ne seraient pas aussi transportés. La musique d’Isaishi est en adéquation parfaite avec l’animation de Miyazaki. Les deux hommes travaillent en étroite collaboration et discutent longuement du choix de la composition. La musique de Ghibli devient si emblématique que plus tard, des orchestres sont mis en place, des concerts sont donnés. L’une des bandes originales les plus connues est celle de Hauru no ugoku shiro ou Le voyage de Chihiro, grâce au succès que son interprétation au piano a connu sur les réseaux sociaux une quinzaine d’années après sa sortie. Celles du Château dans le ciel et de Princesse Mononoké restent à mes yeux les plus puissantes et transportantes. Isaishi réussit l’exploit de composer des morceaux qui s’écoutent aussi bien seul qu’en regardant le film, et qui refont toujours penser à des scènes particulières, si bien qu’à l’écoute seule, on ressent l’émotion que l’on ressentirait en regardant le film. Dans un entretien accordé au magazine « Animeland », Joe Isaishi décrit sa méthode de travail : « C’est toujours le même processus à chaque film. La réalisation dure deux à trois ans et elle est toujours très longue car [Miyazaki] est très pointilleux et très exigeant. Avant de me donner un vrai scénario, il me donne un genre de storyboard assez complet, il me présente les personnages et me parle un peu de l’histoire. Puis, il commence à travailler pendant que moi-même j’avance de mon côté. Il me donne aussi dix mots clés, sur lesquels je fixe mon travail. Au bout d’un an, nous avons de quoi faire un premier CD : l’Image Album qui sort bien avant la réalisation complète de l’œuvre. Cet Image Album a deux fonctions : il me permet de concrétiser ce à quoi ressemblera la musique plus tard, mais il permet aussi à Miyazaki, qui continue à dessiner, de travailler en musique. Ce n’est qu’une fois le film terminé, soit encore un an plus tard, que nous retravaillons ensemble. Il choisit l’endroit où l’on va utiliser chaque morceau, ceux que l’on ne va pas utiliser, et c’est là que je fais le véritable soundtrack. » La carrière d’Hisaishi ne se limite évidemment pas avec sa collaboration avec Miyazaki et le studio Ghibli, loin de là. Beaucoup sont ceux qui ont entendu sa musique sans même le savoir lors de la cérémonie d’ouverture des jeux olympiques de Nagano en 1998. Reste encore à découvrir l’entièreté de sa discographie passionnante et riche.

L’accord Tokuma-Disney

Extrait

Témoins du triomphe de Ghibli auprès du public asiatique, de grosses compagnies comme la Warner ou la Fox commencent à tourner autour de Miyazaki pour diffuser ses films sur le continent américain. Mais cela exige de modifier la musique et de couper des scènes, soit, disons-le, de corrompre l’authenticité des film Ghibli. Miyazaki et le président de Ghibli, Toshio Suzuki, tiennent bon face à cette pression. En juillet 1996, l’imposante compagnie Disney parvient quand même à un compromis avec Ghibli : Disney peut exploiter une grande partie des films du studio Ghibli dans le monde entier, excepté l’Asie. Ainsi, pourront être distribuées (en vidéo ou dans les salles) les œuvres suivantes : Nausicaä de la Vallée du VentLe château dans le cielMon voisin TotoroKiki, la petite sorcièreSouvenirs goutte à gouttePorco RossoPompokoSi tu tends l’oreille, ainsi que le futur Princesse Mononoké. Miyazaki et Takahata, qui s’étaient si durement battus pour être libres, n’acceptant aucune concession, auraient-ils finalement vendu leur âme au diable ? Il faut savoir que le contrat a été signé alors que Princesse Mononoké était toujours en cours de production. Or, le film coûtait très cher et les producteurs pensaient que les bénéfices de l’exploitation au Japon seraient insuffisants (encore une fois, ils ont sous-estimé le succès à venir). Est venue alors l’idée d’en faire une exploitation internationale et de vendre les droits de distribution des autres œuvres. Des compagnies intéressées par la proposition, seul Disney satisfait aux exigences de qualités de Miyazaki. En outre, les conditions du contrat sont très clairement énoncées sur un point : les films « ne seront PAS touchés », à l’exception des modifications dues au doublage et à la traduction. Ainsi, Disney s’est engagé à ne pas couper une seconde et à ne pas changer la musique. Mais ces conditions n’ont pas été respectées par Disney. Certaines scènes de Kiki la petite sorcière ont été modifiées, et de la musique a été rajoutée. Or, les instants de silence sont des moments privilégiés dans les films de Miyazaki et dans la culture japonaise, car ils renforcent la dramatisation de l’action. Pour ce qui est de Princesse Mononoké, la bande son originale, interprétée par LLLLL a été remplacée par une version en anglais (on songeait même à Madona pour l’interprétation). Bref, le script a été retravaillé. Malgré ces épisodes difficiles, que Miyazaki a eu du mal à digérer, Disney investit 10% du budget dans un film de Takahata, Mes voisins les Yamada, et plus tard dans la réalisation du Voyage de Chihiro. Jamais Disney n’avait encore investi dans un film étranger. Il faut bien avouer que l’accord Tokuma-Disney a permis de faire découvrir les films de Ghibli à l’étranger, aspect non négligeable.

Une retraite manquée pour Miyazaki ?

Après la sortie de Princesse Mononoké, dont la production a monopolisé tout le personnel Ghibli pendant plus de deux ans, Miyazaki est épuisé et déclare vouloir prendre sa retraite. C’est un choc pour toute l’équipe, alors que le studio est à l’apogée de son succès, avec le dernier film qui atteint la première place au box-office mondial, dépassant E.T jusqu’à présent détenteur du record d’entrées. Mais Miyazaki est décidé : fin 1997, il fait construire son propre petit studio, une maison tout en bois à côté du studio principal, qu’il nomme Buttaya (la maison du cochon). Cette construction devait servir de « maison de retraite » pour Miyazaki, qui se retire officiellement en 1998. Mais quelques jours après l’annonce, Yoshifumi Kondô, animateur de Ghibli et protégé de Miyazaki, décède à la suite d’une dissection aortique. Miyazaki n’a plus de successeur, et fait donc son retour au studio un an plus tard. En 1999, Miyazaki donne une conférence de presse dans sa Butaya. Il annonce la construction d’un musée dédié à l’animation, le Museo d’Arte Ghibli (« le musée d’art Ghibli » en italien), qui retracera les différentes étapes de la conception d’un film, et diffusera des courts métrages. Le musée ouvre en 1991.

Entre temps, Ghibli se lance dans une nouvelle production : Le voyage de Chihiro. Miyazaki avait pourtant annoncé après la sortie de Princesse Mononoké qu’il se sentait trop vieux et fatigué pour se lancer à nouveau dans une expérience aussi longue qu’est la production d’un film. Il se résigne quand même à déléguer une grande partie du travail qu’il réalisait habituellement. Le film sort en 2001, et une fois encore, c’est un énorme succès. 23 millions de spectateur verront le film, et il rapportera 30 milliards de yens. Une fois de plus, le film est reconnu à l’international : remporte des prix comme l’Ours d’Or au festival de Berlin et l’Oscar du meilleur film d’animation. Après Le voyage de Chihiro, Miyazaki se concentre essentiellement sur les courts métrages destinés au Musée Ghibli, ce qui lui permet de se concentrer sur des projets moins longs et fatigants.

La question de la relève au sein du studio Ghibli pose cependant toujours un problème. Personne ne semble apte à pouvoir succéder à Miyazaki depuis le décès de Kondô.  Malgré tout, le studio annonce deux nouveaux projets en septembre 2001 : un moyen métrage dirigé par Hiroyuki Morita, qui devient finalement le long métrage Le Royaume des chats, et un long métrage dirigé par Mamoru Hosoda, prévu initialement comme un film indépendant. Cependant, le projet de Hosoda est abandonné en juin 2002 en raison de désaccords avec la direction du studio. Miyazaki décide alors de reprendre le rôle de réalisateur pour ce qui deviendra Le château ambulant. Mais le film prend du retard, et pour redonner du moral aux employés, le studio ferme pendant six mois, permettant à chacun de se reposer ou de travailler sur d’autres projets. En février 2003, la production reprend pour Le château ambulant. Malgré une promotion relativement faible, le film rencontre un immense succès à sa sortie en novembre 2004, tout comme Le voyage de Chihiro. En 2005, le Studio Ghibli devient indépendant après avoir remboursé les dettes du groupe Tokuma grâce aux succès des films de Miyazaki.

En 2006, Toshio Suzuki surprend en confiant la réalisation de Gedo Senki (Les contes de Terremer) à Gorô Miyazaki, fils aîné de Hayao Miyazaki, bien que ce dernier ait exprimé son désaccord avec le projet. Gorô, bien que n’ayant pas de formation de réalisateur, se lance dans ce défi, motivé par son travail au musée Ghibli. Le film est réalisé en un temps record de 8 mois et 17 jours pour l’animation. Malgré une promotion massive mettant en avant les tensions entre père et fils, le film reçoit des critiques mitigées mais il connaît un succès honorable. Il faut dire que le film est assez différent de ce à quoi Ghibli a habitué son public, et malgré sa puissante histoire, on sent que la réalisation et le scénario sont en décalage avec l’univers Ghibli.

Pendant ce temps, Hayao Miyazaki réalise son désir de créer un film pour un jeune public avec Gake no Ue no Ponyo (Ponyo sur la falaise), sorti en juillet 2008 et accueilli favorablement par les critiques et le public. En 2008, d’autres changements interviennent au Studio Ghibli : Kôji Hoshino remplace Toshio Suzuki à la présidence, permettant à Suzuki de se concentrer sur son rôle de producteur. Suzuki annonce également que deux jeunes réalisateurs se verront confier des projets de films, suivis d’un autre film de Miyazaki à gros budget. Le premier de ces projets est Karigurashi no Arrietty (Arrietty, le petit monde des chapardeurs), réalisé par Hiromasa Yonebayashi, sorti en juillet 2010, bénéficiant d’une promotion soutenue et d’un accueil positif. Le deuxième film, Kokuriko-zaka Kara (La colline aux coquelicots), est une surprise, réalisé à nouveau par Gorô Miyazaki. Sorti en juillet 2011, ce film reçoit des critiques et un accueil public bien meilleurs que Les contes de Terremer.

La fin des studios Ghibli ?

Miyazaki se lance sur son onzième et ultime long métrage, Le vent se lève. Isao Takahata, de son côté, travaille depuis 2006 sur un autre projet ambitieux de long métrage, Kaguya-hime no Monogatari (Le conte de la princesse Kaguya), mais des problèmes de santé mettent un frein à la production qui ne redémarrera véritablement qu’en 2011. Après la sortie de ce dernier film, Miyzaki annonce, pour de vrai cette fois, sa retraite en tant que cinéaste. Il est également presque certain que La princesse de Caguya soit le dernier projet de Takahata, malade et déjà âgé de 77 ans à sa sortie.

En mars 2014, Toshio Suzuki annonce sa retraite en tant que producteur. Il reste au studio en tant que « General Manager ».  Peu à peu, l’équipe fondatrice des studios Ghibli semble se dissoudre…Yoshiaki Nishimura le remplace en tant que producteur, commençant avec Souvenirs de Marnie. Pendant ce temps, Gorô Miyazaki, le fils d’Hayao, réalise la série Ronya, fille de brigand pour la NHK, tandis que Hiromasa Yonebayashi (qui avait déjà fait Arriety, le petit monde des chapardeurs) réalise Souvenirs de Marnie sans l’intervention de Hayao Miyazaki. Toshio Suzuki avertit que si Souvenirs de Marnie ne réussit pas au box-office japonais, l’avenir du studio Ghibli serait compromis. Malheureusement, bien que le film ait été bien accueilli par la critique, il n’a pas réussi à attirer un large public. Le 3 août 2014, Suzuki annonce à la télévision japonaise que le studio Ghibli arrête temporairement la production de longs métrages pour se restructurer. Le département de production des longs métrages est dissout, ne laissant qu’une petite équipe pour les projets de Miyazaki et le département Momonoma pour les clips publicitaires et musicaux. Les artistes de ce dernier sont déjà des freelances, tandis que les autres employés du département d’animation sont licenciés. Cette restructuration ramène le studio à son modèle économique antérieur, ne pouvant maintenir son personnel sans les financements et les profits générés par Miyazaki et Takahata. Cela ne signifie pas nécessairement la fin des films Ghibli, mais les producteurs pourraient avoir plus de contrôle sur les projets à l’avenir, ce qui pourrait compromettre la cohésion artistique du studio. Trois scénarios sont envisageables : un arrêt définitif de la production, une priorité donnée aux finances sur l’aspect artistique, ou une transition vers une nouvelle ère de créativité, à l’image des grands studios comme Disney.

Le décès de Takahata

Le 5 avril 2018, alors âgé de 83 ans, Isao Takahata décède à Tokyo. Malade depuis plusieurs années déjà, le cinéaste et fidèle compagnon d’Hayao a finalement cédé à son cancer des poumons. Lors d’une dernière cérémonie organisée en son honneur, Miyazaki est revenu sur le début de leur longue amitié et de leurs parcours, entrelacés dans un touchant discours : « Excusez-moi, ce n’est pas un véritable éloge funèbre, mais j’ai écrit quelques mots sur Isao Takahata que j’aimerais vous lire. J’ai toujours pensé que Takahata vivrait jusqu’à 95 ans. Mais il est parti et je me rends compte qu’il ne me reste plus beaucoup de temps à moi non plus. Il y a 9 ans, nous avons reçu un appel de son docteur qui nous demandait : ‘Vous êtes ses amis, dites-lui d’arrêter de fumer’. Il était très sérieux, et j’avais peur qu’il se fâche. Avec Suzuki-san (le troisième producteur phare du studio), nous nous sommes assis à une table avec lui, et on lui a répété ce conseil. C’est la première fois que je m’adressais à lui avec autant de sérieux. Je lui ai dit : ‘S’il te plait, Paku-san, arrête de fumer.’ Puis Suzuki a ajouté : ‘S’il te plait, comme ça tu pourras continuer à travailler’. On s’attendait à des tonnes d’excuses et d’objections de sa part, mais il nous a remercié et il l’a fait. Il a vraiment arrêté les cigarettes. J’ai même fait exprès de fumer à côté de lui pour le tester et il m’a dit : ‘Ça sent bon, mais j’ai promis de ne plus jamais refumer.’ Il était bien plus fort que moi. Je pensais vraiment qu’il vivrait jusqu’à 95 ans.
On s’est rencontré en 1963 en attendant le bus. Il avait 27 ans et moi 22. C’était un soir pluvieux et je le revois s’approchant de moi : ‘J’ai entendu dire que vous aviez rendez-vous avec Takuo Segawa ?’ J’ai immédiatement vu en lui une personne calme et intelligente. Je venais de rencontrer Takahata-san. Paku-san. Je m’en souviens parfaitement, même si c’était il y a 55 ans. Plus tard, on s’est revus en travaillant chez Toei Animation. Il avait été élu vice-président et moi, j’étais le secrétaire général. C’était une période difficile car on avait beaucoup de pression. Mais on passait des heures à discuter, on parlait surtout de nos films, pendant toute la nuit. On n’était jamais satisfait de notre travail, on rêvait d’aller plus loin, de nous dépasser, de créer quelque chose dont on serait fiers. On ne savait pas comment s’y prendre, mais Paku-san, tu étais si doué. Je suis heureux d’avoir pu rencontrer un homme aussi intelligent. Paku-san, à l’époque, nous étions au meilleur de notre forme. Tu étais fort, tu ne te laissais pas faire et ton attitude nous inspirait. Merci, Paku-san, je n’oublierai jamais la première fois que tu m’as parlé à l’arrêt de bus à la fin d’un jour pluvieux. » En plus d’être touchant, ce discours est symbolique… Une rencontre à l’arrêt de bus sous la pluie, cela ne dit rien aux adeptes des studios Ghibli ? Cette image fait en effet partie d’une scène mythique de Mon voisin Totoro !

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En Juin 2020, un nouveau film réalisé par Goro Miyazaki voit le jour, Aya et la sorcière. Entièrement fait en images de synthèse et adapté du livre Earwing and the which de Diana Wynne Jones, il s’éloigne beaucoup des autres films produits par Ghibli. En 2016, malgré les nombreuses promesses de retraite maintenant, Hayao avait commencé à travailler sur un nouveau et dernier projet (du moins pour l’instant) : Le garçon et le Héron. Le film est sorti l’hiver dernier en salles, et il raconte l’histoire d’un petit garçon de 11 ans forcé de déménager dans la campagne après avoir perdu sa mère dans les bombardements de la deuxième guerre mondiale à Tokyo. En explorant son nouvel habitat, le petit Mahito tombe sur un étrange héron cendré qui le mène à une vieille tour à l’arrière du domaine, où se trouve un portail vers un monde inversé où divergent les couloirs de l’espace temps. Le petit garçon s’aventure dans ce nouveau monde où il tentera de retrouver sa mère. Le film est adapté du roman Et vous, comment vivrez-vous ? publié par Genzaburo Yoshino en 1937.

L’histoire des studios Ghibli est remplie d’évènements sur une durée assez courte. Les films, pour la plupart réalisés par Hayao Miyazaki et Isao Takahata, ont marqué l’histoire du cinéma et de l’animation japonaise, avec une imagination débordante, des récits captivants, mais aussi de puissants messages et des symboles signifiants. Au cours des années, l’influence Ghibli a transcendé les frontières géographiques, marquant le monde entier, touchant chaque spectateur à des niveaux différents.

Leïna Abdeddaim / S7FRA / EEB1 Uccle

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