« C’était mieux avant » ? Le mythe du déclinisme en politique

Combien de fois n’a-t-on pas entendu dire par nos ainés « C’était mieux avant », « rien ne va plus » ou même « Tout fout le camp », formules généralisantes, souvent utilisées à tort et à travers pour critiquer un aspect de nos sociétés actuelles, toujours pour fantasmer un passé parfait et depuis longtemps révolu. On pense peut-être à ceux qui ont pour habitude de se lamenter la qualité déplorable de la musique actuelle, vantant par exemple celle des années 60, 70 ou 80 et avançant combien tout (mélodies, instruments, voix, production et j’en passe) n’a fait qu’empirer depuis ce moment-là. À ces nostalgiques convaincus, on pourra répondre que la raison pour laquelle nous idéalisons tant la musique de ces années-là est qu’inévitablement, au fur et à mesure que les années passent, on finit naturellement par oublier les morceaux médiocres et que notre mémoire collective n’en retient que les meilleurs.

De même, on a tendance à idéaliser ces mêmes années, à rêver d’un monde sans portables ni technologie, d’un monde hippie et coloré. Mais on a également vite tendance à oublier les conditions de vie dans lesquelles nombre de gens vivaient à l’époque, on oublie les guerres, le racisme banalisé, le modèle patriarchal qui était la norme, l’homophobie… Tout ceci a beau encore être présent aujourd’hui, ça n’a néanmoins plus rien à voir avec le passé (ou du moins dans nos pays en Europe), et l’oublier relève d’une erreur de mémoire et de raisonnement logique.

Mais cet article ne s’attardera ni sur la musique ni sur le mouvement hippie, mais sur un domaine bien particulier dans lequel cette façon de voir les choses pullule. Cette lecture du temps, somme tout assez particulière qui est basée sur le regret d’un passé idéalisé et le fait de déplorer l’état des choses actuelles est principalement présent en politique, tant dans ses discours que dans ses applications. Cette lecture du temps est appelée « déclinisme ».

Qu’est-ce que le déclinisme ?

Le déclinisme, c’est le courant d’idées/l’idéologie qui estime qu’un pays/population/région est en déclin, que ce soit sur le plan économique, culturel, politique ou social. Cette vision des choses est fortement liée au pessimisme social, qui est le fait de penser que la societé est en déclin et qu’il existe une impuissance collective à changer les choses pour le mieux, ainsi qu’à la notion de pessimisme culturel, la perception que sa propre culture serait en déclin. Tant d’expressions similaires qui s’entrecoupent pour en définitive faire référence à un phénomène qui a toujours été présent en politique, et qui semble connaître une forte popularité de nos jours.  

Nous faisons donc face à une double vision de la société, qui mêle une perception décliniste des choses ainsi qu’un sentiment de nostalgie profond qui fait du passé une époque dorée à laquelle on souhaiterait revenir. En politique, le déclinisme est un moyen de manipulation très puissant, souvent utilisé par des individus ou partis politiques de droite, d’extrême droite, ou plus généralement conservateurs, nationalistes et/ou populistes.

Pourquoi et comment, donc, le déclinisme est-il un outil si puissant en politique ? Quels sont les discours déclinistes les plus fréquents ? Pourquoi est-ce que cette idéologie attire autant ? Pourquoi cette vision des choses est-elle finalement assez erronée et naît d’une erreur de raisonnement ainsi que d’une lecture des évènements assez simpliste ? Quels dangers encourt-on en se laissant aller à de tels discours et idées ?

Le déclinisme en politique

Après cette définition donnée, je suis sûre que vous avez plusieurs exemples en tête de discours déclinistes et/ou de personnalités politiques qui incarnent de tels discours.  Un exemple de discours très fréquent que l’on entend dans les médias est lié à l’éducation : notre système éducatif serait en constant déclin par rapport à celui du passé. C’est un argument qu’avancent nombre de politiques conservateurs, pour souligner combien notre société sombre vers de tumultueux fonds et quoi de plus alarmant que l’effondrement de la jeunesse, qui a toujours été l’incarnation du renouveau et de l’espoir. Une jeunesse pervertie donc, de par ses valeurs et/ou par le système éducatif, voudrait dire un inévitable futur sombre. Car selon les déclinistes, non seulement le système éducatif est en déclin, mais les « valeurs » de nos pays se perdent également : celles de la famille traditionnelle, celles du travail acharné, du respect dû aux aïeux, celles du catholicisme, du patriotisme…

Et si l’on parle de déclinisme, quel meilleur exemple que les Français ? En effet, selon les résultats de l’enquête « Fractures Françaises » réalisée par l’Institut Jean Jaurès en 2021, environ 75% des français considèrent que la France est « en déclin ». Pour citer d’autres chiffres, selon cette même étude, sept Français sur dix s’accordent pour dire que la France, « C’était mieux avant ». La langue française se perd, notre belle culture française s’efface, notre pays sombre dans la violence, les jeunes n’aiment plus leur pays, les valeurs de la république s’oublient, les gens font moins d’enfants qu’avant, plus personne ne veut travailler, le chômage est un désastre, le pouvoir d’achat s’écroule…  

Le roi des rois des déclinistes, c’est évidemment ce cher Eric Zemmour, polémiste d’extrême droite qui a obtenu 7,07% des voix à la dernière présidentielle et qui n’hésite pas à se qualifier de « nostalgique et réactionnaire ». Je prends ici son exemple car il est très doué pour transformer cette vision partagée par nombre de Français en un appel puissant, un cri alarmant. Il arrive à dépeindre la société française comme sombrant dans l’apocalypse, et réussit naturellement à se présenter comme un sauveur vers lequel il faudrait se tourner pour revenir à « avant », l’avant où tout allait mieux. Il ne faut qu’entendre le discours où il annonce sa candidature à la présidentielle 2022, qui selon moi illustre parfaitement les propos alarmistes que développent les politiques pour diffuser cette vision décliniste de la société : « Le pays de Jeanne d’Arc et de Louis XIV, le pays de Bonaparte et du général de Gaulle, le pays des chevaliers et des gentes dames », remémore-t-il avec nostalgie est depuis longtemps révolu. Il entreprend ensuite de peindre un tableau alarmant des choses. Comme l’explique Cécile Aldui dans le podcast « En quête de Politique » de France Inter sur le Déclinisme : « Je me souviendrai toujours du moment où j’ai commencé à lire son (Zemmour) livre de 2022 : première page, c’est tellement glaçant que j’avais envie de me calfeutrer chez moi et d’acheter des armes à feu pour me défendre. Parce que c’est une description tellement apocalyptique qu’on a l’impression qu’il faut un flic au coin de chaque rue pour pouvoir être en sécurité ».

Il n’est pas le seul politique à faire de ce passé grandiose mais révolu une pierre angulaire de son programme ou discours. Nous pouvons parler de Marine Le Pen, Alain Finkelcraut, Jordan Bardella, le nouveau parti aux Pays-Bas, le parti Vox en Espagne, Giorgia Meloni en Italie, et Donald Trump avec son « Make America Great Again » pour n’en citer que peu. Notons même leurs originaux titres d’ouvrages : Le Suicide FrançaisLa France qui Tombe, Pour la France, Mélancolie Française, Où va le monde…

Pourquoi un tel succès ?

Force est de constater que ce discours fonctionne. Très bien, même. Il ne faut que voir les hordes de supporters de Trump ou les points de sondage que gagne le RN chaque année. Pourquoi le déclinisme plaît-il autant ? Qu’est-ce qui pousse les gens à adopter une telle vision des choses ?

Tout d’abord, il faut comprendre que nous ne vivons pas dans un monde parfait. Loin de là, même. Si ce que j’ai pu dire auparavant a donné l’impression que je ne faisais que dénigrer le déclinisme, loin de là mon idée. Notre monde actuel est toujours aussi « pourri » qu’avant, nous faisons juste œuvre de mémoire sélective. Notre monde connaît encore des guerres, les Français sont aux prises avec le pouvoir d’achat, nous connaissons des vagues d’inflation, une montée des prix de l’essence, une pandémie il y a deux ans, partout en Europe fait rage l’éternel débat de l’immigration, les services sociaux ont du mal à tenir le cap…

Ce qui a changé, c’est que nous sommes constamment assaillis par de mauvaises nouvelles de toutes parts. Avec le boom dans les communications et la mondialisation, les diffuseurs d’information et les réseaux sociaux nous accablent d’information constante, non filtrée, et surtout très négative. Il est donc normal pour un individu confronté à tant de mauvaises nouvelles et dangers potentiels, de se tourner, de se réfugier dans « l’avant ». La peur est, de fait, la boussole de tout discours décliniste. Et les politiques mentionnés auparavant le savent très bien, sachant s’en servir pour déformer ces évènements afin de tout rendre plus alarmant, plus dangereux, plus apocalyptique… amenant les gens à chercher refuge dans ce passé. La nostalgie est de fait un autre élément clef du déclinisme, peignant le passé comme un refuge, familier, connu, -et mystifié-.

D’ailleurs, les résultats de l’enquête de l’Institut Jean-Jaurès sont très intéressants pour étudier les comportements déclinistes. Ils attribuent des coefficients aux éléments/évènements/enjeux qui préoccupent le plus les Français. En voici deux extraits.

« Les attitudes déclinistes et nostalgiques sont en premier lieu fortement associées aux valeurs culturelles, que ce soit vis-à-vis du rapport à l’immigration (corrélation r = .44) ou à la perception de l’islam comme menace pour la société française (r = .29). Ce résultat n’est guère surprenant dans la mesure où, du côté de l’offre politique, un nombre croissant de discours politiques semblent articuler une pensée décliniste et nostalgique sur la France d’avant, mythifiée et glorifiée, avec des énoncés aux relents explicitement xénophobes et hostiles à l’islam et aux musulmans. Ici, nous montrons que cette relation existe aussi au niveau de l’électorat. »

« Le pessimisme social s’articule donc davantage avec la perception des menaces de nature culturelle, la tentation du repli national par crainte des effets de la mondialisation, mais aussi la frustration de plus en plus marquée à l’égard de l’état actuel du fonctionnement de la démocratie française. C’est, semble-t-il, sur ces trois piliers que les croyances pessimistes et déclinistes prennent racine. »

Une erreur de raisonnement logique !

Le podcast de France Inter le dit bien : « En dénigrant le présent, en dépeignant les periodes passées, celle où la femme était l’inégale de l’homme, où les colonies hiérarchisaient le genre humain, où la production et la consommation négligaient l’environnement, où la moitié de la planète mourait de faim, où l’espérance de vie d’un ouvrier n’excédait que de peu d’années l’âge de sa retraite, où l’homosexualité était criminalisée, où la route faisait 10 000 morts par an… Les déclinistes font œuvre de mémoire sélective »

Le déclinisme relève donc d’une erreur de raisonnement logique, qui vient de la tendance à voir le passé avec des lunettes dorées. Et vu que c’est un discours qui a plus recours au pathos qu’à de vraies données et chiffres fiables, il fait souvent fi de vraies études méthodiques. Par exemple, malgré l’idée fréquente d’une paupérisation de la société française (abaissement du niveau de vie / appauvrissement d’une classe sociale), la classe moyenne en France n’a jamais été aussi importante et ce discours ne se retrouve nullement dans les statistiques. « Plus globalement, la pauvreté, entre 2008 et 2018 tout au moins, a plutôt eu tendance à diminuer en France. Autre idée reçue : les zones rurales se sont paupérisées. Là encore, les données d’Eurostat montrent qu’entre 2005 et 2018, « les classes moyennes des zones rurales ont vu leur revenu augmenter significativement plus vite que celle des zones urbaines » », indique l’article de L’Echo « Combattre le déclinisme ».

Le discours décliniste sur l’éducation est également un bon exemple pour relever son incohérence. « Nos enfants ne connaissent plus les fables de la fontaine, nous on en connaissait six, nos parents dix… ». Cela est être vrai, mais maintenant les élèves apprennent l’anglais ou l’informatique – ce qui n’était pas le cas avant -, domaines essentiels aujourd’hui. Le monde évolue ! Et c’est nier cette évolution qui donne l’impression d’un tel désastre aux déclinistes. L’enseignement du grec et du latin est effectivement en déclin mais le monde actuel n’en demande plus, et c’est un fait ! Les choses changent, et le déclinisme est une réaction négative au changement. Ne faudrait-il pas s’adapter plutôt que de rester éternellement bloqué dans le passé ?

Autre faille de raisonnement dans ce genre de discours, c’est la periode idéalisée. En effet, de quel passé parle-t-on ? Il varie en fonction de l’individu. Demandez à un décliniste la période dont il est nostalgique et où il estime que le monde allait mieux, il vous donnera des dates qui correspondent généralement à sa jeunesse. Par exemple, les trente glorieuses fournissent un stock infini de nostalgie à toute une génération. D’autres, plus anciens, voient mai 68 comme le début de la décadence. Certains iront même jusqu’à glorifier l’ère napoléonienne, ou la société pré-Révolution française. Les plus jeunes marqueront ce moment au début de l’ère d’internet.  Veut-on vraiment retrouver le monde d’avant où juste notre jeunesse, moment doré de notre vie qui a vite laissé place au déclin des os et de l’esprit ?

Le danger de ce genre de discours

Ce n’est pas tant le sentiment nostalgique que sa manipulation qui est dangereuse. Les politiques déclinistes instrumentalisent des problématiques bien réelles à leur propre avantage. L’exemple le plus flagrant est la théorie complotiste du « grand remplacement » de Zemmour. Cette théorie instrumentalise le discours décliniste pour créeer des boucs émissaires, les personnes issues de l’immigration ; pour tous les problèmes qu’ils trouvent à la société française (perversion des valeurs, insécurité et hausse des crimes, etc). Ce type d’amalgame est extrêmement dangereux car il encourage la haine d’autrui, la peur et le repli. On l’a bien vu, la xénophobie et l’islamophobie n’ont fait qu’augmenter en France avec la montée des partis et groupuscules d’extrême droite. D’autres théories et termes de ce genre sont de plus en plus présents dans les sphères de débat publics, telles que « l’affrication de la langue française », ou le « wokisme », tous s’enracinant dans une vision décliniste des choses et œuvrant à la division et la montée des extrêmes, du racisme, de la xénophobie, du sexisme, de l’homophobie, etc.

Il est donc à mon sens important de comprendre les ressorts et facteurs de ce genre de discours, et pourquoi ils sont par nature faussés. Il est plus que jamais important de croiser les informations qu’on reçoit, de quelque média, réseau social ou bord politique qu’elles proviennent. N’oublions pas de faire fonctionner notre esprit critique, c’est notre seul rempart face à la désinformation et à la manipulation !

En conclusion, rien ne nous empêche de rêver du passé, il faut juste procéder avec précaution et ne pas oublier tous les progrès qui ont été réalisés jusqu’à maintenant (technologiques ou sociétaux), et réaliser la chance que nous avons (en particulier nous, Européens d’école européenne) de vivre dans l’époque, le lieu et le milieu où nous vivons. 

Sara COUFFIGNAL / S7FRD / EEB1 Uccle

3 pensées sur “« C’était mieux avant » ? Le mythe du déclinisme en politique

  • 18 avril 2024 à 13 h 09 min
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    Article très pertinent, j’ai beaucoup aimé la quantité d’exemples utilisés et la documentation. Surtout c’est très bien structuré et ça a de la personnalité :)) Bravo pookie

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  • 19 avril 2024 à 14 h 52 min
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    C’est bien fait mais un seul problème c’est que je ne comprend pas pourquoi on veut venir à l’ancien régime. Mais bravo

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    • 20 avril 2024 à 15 h 40 min
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      C’est plus un regret de cette « grandeur française » sous la monarchie/Napoléon, cad. la France reine d’un empire colonial, la France des conquêtes, la France catholique et ses valeurs traditionnelles etc.
      (Faut pas oublier qu’il existe bien des royalistes de nos jours, pas tout le monde a les mêmes idéaux de démocratie 🙂 )

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