« Rhinocéros » en 2025 : Une Réinvention Contemporaine de l’Absurde

Rhinoceros est une pièce de théâtre en trois actes et quatre tableaux, représentée pour la première fois le 6 novembre 1959 au théâtre de Düsseldorf. Rhinoceros est créée par la suite en français à Paris à l’Odéon – théâtre de France dans une mise en scène de Jean-Louis Barrault. L’auteur, Eugène Ionesco, est un écrivain roumain et français, et une figure emblématique du théâtre de l’absurde. Les pièces regroupées sous cette catégorie partagent le même rejet des règles traditionnelles du théâtre, la volonté de déconstruire les personnages, le langage et l’intrigue. Ionesco a décidé de dénoncer vigoureusement toutes les formes de totalitarisme suite à ses expériences personnelles, ayant connu la montée des puissances fascistes en Roumanie pendant les années 1930.
Cette œuvre littéraire dépeint une épidémie imaginaire de « rhinocérite », une maladie qui effraye tous les habitants d’une petite ville et les métamorphose petit à petit en rhinocéros. La pièce suit Bérenger, notre protagoniste, à travers les actes qui se déroulent chacun dans un lieu respectif. Bérenger est entouré de différents personnages, notamment Jean, qui est censé être son meilleur ami. On les accompagne dans leur parcours de survie face à cette épidémie fasciste. La pièce est une métaphore à la fois tragique et comique de la montée des régimes totalitaires à l’aube de la seconde guerre mondiale.
Un texte théâtral adapté et modernisé

Cette pièce est notamment l’œuvre au programme de tous les élèves de la 7ème secondaire, qui passent le baccalauréat 2025, dans toutes les écoles européennes. Le 13 février, certains des élèves bruxellois ont eu la remarquable opportunité d’aller découvrir cette pièce au théâtre Le 140. Il s’agissait d’une adaptation contemporaine du texte original d’Eugène Ionesco, réalisée par Nicolas Doutey et Bérangère Vantusso. Bérangère Vantusso est une marionnettiste et metteuse en scène française qui a débuté sa carrière professionnelle en 1999. Elle est notamment reconnue dans le milieu de la maitrise des objets et des marionnettes. Nicolas Doutey a publié plusieurs textes littéraires et théâtraux. Leur collaboration sur la pièce emblématique de Ionesco commence en 2022 et dure environ deux ans avant d’être complètement prête pour la scène en 2023, au théâtre de la manufacture – CDN de Nancy Lorraine. L’objectif principal de Nicolas Doutey en adaptant ce texte littéraire est de le moderniser et de faire résonner cette pièce qui date du milieu du 20ème siècle avec des thématiques actuelles. Il offre une relecture contemporaine de l’œuvre de Ionesco, mettant en lumière sa pertinence face aux enjeux actuels. Cette adaptation se distingue notamment par une scénographie innovante et une approche épurée du texte original.
Des comédiens multi-rôles
Les comédiens de cette pièce ne sont pas nombreux car un aspect notable de la représentation est le fait que certains acteurs, plus précisément 5 acteurs sur 6, vont jouer plusieurs rôles. Tous les comédiens excepté le protagoniste ont interprété deux rôles. Le personnage principal, Bérenger, est incarné par Thomas Cordeiro. Bérenger est un homme simple et souvent ivre, mais profondément humain. Il incarne la résistance individuelle face à la métamorphose en rhinocéros, la déshumanisation. De plus, nous avons Jean, joué par le comédien Simon Angles ; il s’agit de l’ami proche de Bérenger, qui se transforme en rhinocéros, symbolisant la soumission à la pensée de masse, la perte de l’individualité. Simon Angles endosse aussi le rôle de Mr. Bœuf, un collègue de travail de Bérenger qui résistera mais qui néanmoins cèdera à la manipulation totalitaire. Puis nous retrouvons Boris Alestchenkoff qui joue les rôles du logicien et de Botard. Le logicien propose l’explication relativement importante des syllogismes, et son raisonnement va permettre de faire apparaitre rapidement l’idée d’une fausse logique. Botard est un employé de bureau qui est censé illustrer l’esprit sceptique, qui nie l’existence de l’épidémie de « rhinocérite ». Tamara Lipszyc interprète le rôle bref de la ménagère mais également celui de Mme Papillon, qui aura changé de genre (de masculin à féminin) avec l’adaptation du texte. Mme Papillon est la cheffe de Bérenger et est uniquement physiquement présente lors de du premier tableau de l’acte 2. La serveuse et Daisy sont interprétées par Maïka Radigales, Daisy étant la jeune amoureuse du protagoniste qui finit également par se soumettre à l’autorité. Et enfin, Hugues de la Salle incarne le vieux monsieur et Dudard, un collègue intelligent qui remet en question le concept de transformation avant d’en être lui-même victime.

L’adaptation contemporaine du texte
L’adaptation de la pièce dure environ 1 heure et 30 minutes et même si elle est globalement fidèle au texte original, on relève plusieurs changements intéressants. On remarque notamment que le dialogue a été adapté pour mieux convenir aux normes de notre société actuelle. Ceci se voit par exemple avec le tutoiement entre Jean et Bérenger, ce qui n’est pas propre au texte de Ionesco. Le vouvoiement crée à l’origine de la distance, de l’écart entre ces deux amis. Ça illustre qu’il s’agit d’une amitié superficielle mais démontre également l’époque de la pièce, 1959, où le vouvoiement était plus répandu. De plus, une adaptation notable est la suppression de toute forme de racisme et de sexisme, jugée sans doute non essentielle par les réalisateurs. Le choix de modifier le genre de M. Papillon, qui devient Mme Papillon dans cette mise en scène, peut répondre à plusieurs objectifs : un meilleur alignement avec la distribution des comédiens, mais aussi la volonté de représenter une femme en position de pouvoir, actualisant ainsi davantage la pièce. Il s’agit d’une transposition à notre époque et l’objectif principal de Nicolas Doutey est « de déshistoriciser et essentialiser l’œuvre pour qu’elle résonne avec les enjeux contemporains. Cette démarche vise à extraire Rhinocéros de son contexte historique spécifique, lié à la montée des totalitarismes, pour en faire une réflexion universelle sur la déshumanisation et la conformité sociale. » (Citation du dossier de presse) Plusieurs choix artistiques fort définissent cette mise en scène.
La prolifération des objets sur scène

Un aspect réellement notable de cette mise en scène est le choix du décor. L’arrière-plan de la scène est totalement dominé par une sorte de mur en cubes en céramique, évoquant un environnement uniformisé. Ceci est symptomatique des choix de l’esthétique symbolique de la metteuse en scène. « Dès le départ du projet, l’idée du mur qui avance du fond de scène vers la face, inéluctablement, était présente. » (Citation du dossier de presse) Les cubes ne sont pas tous fixes et sont régulièrement manipulés par les acteurs pour matérialiser des objets scéniques. Cette prolifération des objets se remarque notamment lors de la mort du chat de la ménagère, quand la deuxième apparition des rhinocéros a lieu. Le chat va être représenté comme un cube en céramique, tout comme le téléphone quand Daisy appelle les pompiers pour venir à leur secours afin d’évacuer du bureau. Les cubes sont également un soutien lors du passage où le logicien nous explique les syllogismes, ce qui aide fortement à la compréhension du dialogue. Un aspect essentiel des cubes réside dans leur fragilité. Composés de céramique, ils se brisent facilement, comme nous pouvons l’observer à plusieurs reprises lorsque le mur du fond s’effondre progressivement. Ce mur constitue une sorte de menace constante pour Bérenger, un pouvoir incontrôlable qui pourrait tout anéantir à tout moment. La destruction de ce mur, de cette scène, symbolise l’effondrement de l’humanité et la soumission totale à la société conformiste. C’est une métaphore, tout comme la pièce dans son entièreté est une métaphore de la prise de pouvoir par totalitarisme et de la manipulation de l’humain. Les cubes qui tombent représente la société qui s’affaisse.
Décalage scénographique de Bérenger
Par ailleurs, d’autres éléments artistiques ont été intégrés par les metteurs en scène afin de renforcer le décalage entre Bérenger et les autres personnages. Cela se manifeste notamment lors des transitions entre les actes et les tableaux du deuxième acte. Ils ont misé sur l’expression corporelle des comédiens, en leur donnant un souffle contemporain avec des chorégraphies accompagnées d’une musique moderne et très rythmée. Les comédiens se déplacent d’une manière presque robotique, suivant le rythme de la musique intense, qui peut apparaitre comme une marche militaire. Ces transitions entre les actes sont des moments réellement dynamiques et captivants qui stimulent l’attention du spectateur d’une façon très pertinente, tout comme le brisement des cubes en céramique. Ils font monter la pression et l’intensité sur scène. En disant que les comédiens participent à la marche en question, j’exclus notre protagoniste, Bérenger. Il semble complètement décalé par rapport aux autres personnages qui sont tous en harmonie. Lui, en revanche, est absolument perdu. Il n’est pas comme les autres. Étant en décalage constant, prenant deux ou trois pas d’avance, il se retourne pour tenter de comprendre leurs mouvements. Il se pose la question : pourquoi semblent-ils tous possédés ?

En plus de ceci, Bérenger s’avère de nouveau solitaire lors des simples conversations, où l’on retrouve énormément de répétions aléatoires qui ne sont pas propres au dialogue de Ionesco. Certaines phrases sont répétées trois ou quatre fois et Bérenger parait comme étant le seul conscient de cela. Cela le rend confus, très confus, alors que les autres semblent totalement indifférents à ces répétitions. Ceci a le même effet que lors des réactions à l’apparition des rhinocéros où Bérenger de nouveau se retrouve solitaire dans son caractère indiffèrent et sa manière d’être. Il est à l’écart des autres.
L’absurdité au cœur de la scène
Les répétitions et réactions face aux rhinocéros font également partie des éléments qui caractérisent ce théâtre de l’absurde, même si Eugène Ionesco a refusé ce terme : « On a dit que j’étais un écrivain de l’absurde ; il y a des mots comme ça qui courent les rues, c’est un mot à la mode qui ne le sera plus. En tout cas, il est dès maintenant assez vague pour ne plus rien vouloir dire et pour tout définir facilement. » (Notes sur le théâtre, 1953). Mais le texte original contient pourtant des éléments étranges ou volontairement confus, des passages où les conversations entre les personnages se mélangent complètement. L’histoire en elle-même est fondée sur une absurdité totale, car la transformation d’un humain en rhinocéros relève de l’imaginaire. Ceci crée un décalage avec la logique que nous connaissons, ce qui peut provoquer un sentiment de surprise, vu l’incohérence avec le monde réel. L’absurdité peut aussi entrainer le comique de différentes manières, notamment dans le dialogue avec le désordre et la confusion de certaines conversations. Les différents personnages vont s’engager dans un dialogue volontairement comique que l’on ne retrouvera pas dans le monde réel, comme dès l’apparition des premiers rhinocéros où la réaction des personnages parait complètement inadéquate. Ceci est également retrouvé dans la pièce réalisée par Bérangère Vantusso et Nicolas Doutey ; cependant, les conversations mélangées ne sont pas visualisées d’une manière perturbante, car ils ont séparé les personnages en les situant chacun dans leur coin respectif de la scène, il est facile de s’y retrouver dans les discussions qui se déroulent.
La représentation des rhinocéros
Les rhinocéros, éléments clés de la pièce, ne sont pas représentés de manière visible sur la scène. Leur présence n’est perceptible qu’à travers des sons et les réactions des comédiens. Cette approche peut s’expliquer par la difficulté de représenter un rhinocéros sur scène sans risquer de le rendre ridicule. Le choix artistique des metteurs en scène s’avère donc particulièrement pertinent et convient parfaitement à l’esthétique qui caractérise la mise en scène. De plus, l’intensification progressive de la musique et des bruitages lors des apparitions des rhinocéros accentue la tension dans la salle et symbolise le phénomène de transformation en rhinocéros. Un autre choix notable est la représentation du passage de l’humain au rhinocéros. Cette transformation, symbolisant la mort de l’individualité et la perte de l’humanité, est matérialisée par le mur composé de cubes en céramique, à travers lequel les comédiens passent lors de leur métamorphose. Cette scène illustre leur soumission au conformisme, renforçant ainsi la dimension symbolique de leur transformation.
Des spectateurs attentifs
Pour mieux comprendre la réception et l’interprétation de cette pièce de la part des élèves qui l’ont étudié avec grand détail, voici certaines opinions recueillies.
« Au fur et à mesure de la pièce, on peut constater que Bérenger utilise les cubes pour boucher les trous qui mènent à une transformation. Un autre aspect important est la transformation de Dudard et Daisy, qui passent par une petite ouverture entre les deux murs de cubes. A la fin de la pièce, le metteur en scène opte pour une fin ouverte. Bérenger tient un cube dans ses mains, mais se dirige vers l’ouverture entre les deux murs. Comment la pièce se termine ? C’est au spectateur de choisir. Va-t-il fermer l’espace avec le cube ou bien choisir le camp des rhinocéros et céder à la manipulation ? » Camille
« La représentation que nous sommes allés voir était très intéressante et originale car il y avait différents éléments marquants comme les blocs en céramique qui représentaient différents objets ou la venue d’un rhinocéros et la déshumanisation. La pièce est aussi modernisée par la familiarité des dialogues entre les personnages. Cependant je trouve cela dommage de ne pas avoir utilisé l’aspect des discussions entrelacées pour préférer une représentation plus compréhensible où les personnages qui ne parlent pas sont immobiles. » Gaia
« Le spectacle fut très intéressant et captivant, car les chorégraphies, qui jouaient un rôle symbolique du conformisme, nous ont beaucoup plu. En plus, étant donné que ce détail n’était pas présent dans la pièce écrite, il a apporté une nouvelle dimension emblématique à l’œuvre. Le décor cubique nous a aussi plu, car son utilisation était très polyvalente, une fois il s’agissait d’un cube pour représenter un téléphone, une autre ce même cube était utilisé comme bouteille de cognac. De temps en temps, les cubes tombaient et se cassaient, cela nous a fait penser aux individus qui succombaient au mouvement des rhinocéros. Enfin, la fin de la pièce nous a plu car le dénouement n’est pas catégorique : Bérenger, le protagoniste, fait son monologue final (d’ailleurs raccourci) puis la scène s’éteint et il n’y avait plus que les bruits des applaudissements. Cette fin reste sans conclusion explicite et ouverte à la libre interprétation de l’œuvre par chacun. » Marta et Isabel
Olivia Bardram / S7DA / EEB1 Uccle