Des greffes pour réparer les vivants
Lire le roman « Réparer les vivants » (2014), de Maylis de Kerangal, c’est découvrir le destin tragique de Simon Limbres, adolescent fou de surf victime d’un accident de la route qui le place en état de mort cérébrale. La famille va-t-elle accepter que les principaux organes de Simon soient prélevés et proposés à des patients en attente ? Après avoir lu le roman, visionné le film de Katell Quillevéré (2016) et étudié en cours de biologie les processus liés aux greffes, les élèves de S5FRA ont eu le privilège de rencontrer en décembre 2018 Valerio Lucidi, chirurgien spécialiste de la greffe du foie à l’hôpital universitaire Erasme (et également ancien élève de l’Ecole européenne de Bruxelles 1 !). Une interview d’une heure trente avec un médecin aussi compétent que facile d’accès. L’occasion aussi de sensibiliser les élèves à l’importance d’évoquer dès que possible au cours de sa vie le problème de l’autorisation de céder ses organes.
LE MÉTIER DE CHIRURGIEN
Aimez-vous votre métier ?
J’adore mon métier. J’ai toujours voulu devenir chirurgien. Je travaille dans le domaine de la chirurgie depuis 1996. Je me souviens de la première intervention que j’ai faite tout seul, c’était une opération de l’appendice : un acte assez simple en réalité mais fantastique et extraordinaire pour moi. Ensuite, je me suis spécialisé dans la transplantation du foie depuis 2002. J’ai déjà effectué entre 450 et 500 transplantations. C’est une activité fantastique, pour beaucoup de raisons. Mais surtout parce qu’on a une relation humaine particulière avec les patients ; c’est vrai en médecine en général mais dans les disciplines chirurgicales, le sentiment de sauver vraiment des vies est important. Même si nous pratiquons beaucoup d’interventions, pour nous, ce n’est jamais “une banalité”. On voit des gens extrêmement malades, qui risquent de mourir dans les jours ou dans les mois qui suivent, et, avec la transplantation, comme un miracle, ils retrouvent l’espoir de vivre. Il y a évidemment une reconnaissance de leur part et, pour nous, c’est quelque chose de très gratifiant.
Devez-vous toujours être prêt à intervenir en cas d’urgence ?
Oui, nous les chirurgiens, nous sommes toujours disponibles, 24h sur 24. Une petite équipe, dans laquelle on alterne les chirurgiens, est toujours prête à intervenir, soit pour aller prélever les organes, soit pour opérer. Pour les transplantations, chaque organe a son groupe de chirurgiens. Moi, par exemple, je suis spécialisé dans la transplantation du foie.
L’ORIGINE DES GREFFES ET L’ÉTHIQUE
D’où proviennent les organes qui vont être greffés ? Est-ce qu’une personne qui n’est pas en mort encéphalique peut faire don de ses organes ?
Oui, il y a des donneurs vivants : quelqu’un qui est sain peut donner un organe à une personne malade de son entourage proche (une partie du foie ou un rein). Mais le plus souvent, les organes sont prélevés sur des personnes en état de mort cérébrale, victimes d’une hémorragie cérébrale (ou d’AVC). Il y a aussi les accidents, notamment chez les jeunes, de voiture (comme dans le roman), de moto, de vélo, ou de trottinette électrique, de plus en plus fréquents, et qui entraînent des chocs à la tête.
Y a-t-il assez de donneurs pour palier à la demande ?
Non, la carence de donneurs est un problème majeur. 20% des patients meurent en attendant un organe car ils ne sont pas greffés assez vite. C’est d’autant plus vrai pour les receveurs de poumons, de foies et de cœurs.
Dans le roman « Réparer les vivants » que nous avons lu, un adolescent fait don de son cœur à une femme plus âgée. Ce cas serait-il possible dans la vraie vie?
Oui, il n’y a normalement pas de différences d’âge. Quelqu’un de jeune peut faire don de ses organes à une personne âgée et vice versa. Ceci dit, lorsqu’il s’agit du cœur, il n’est jamais pris si le donneur est âgé de plus de 70 ans tandis que, si le donneur a 20 ans, le cœur sera quasiment toujours sélectionné. Cependant, certains organes (comme le foie) ont une durée de vie beaucoup plus longue que d’autres et peuvent ainsi être transplantés sans prendre l’âge en compte.
Peut-on transplanter des organes d’animaux chez l’homme ?
Malheureusement non. C’est quelque chose que l’on essaye de faire depuis maintenant 50 ans mais à cause des rejets, ce n’est pour l’instant pas possible. Cela le sera peut-être avec l’ingénierie génétique.
Faut-il payer pour recevoir un nouvel organe ?
Non. Dans les pays dans lesquels nous vivons, le don d’organes est absolument gratuit et il faut vraiment éviter le commerce d’organes, qui est malheureusement une réalité dans beaucoup de pays, notamment en Chine. Les seules priorités sont des raisons médicales.
Est-ce que les opérations ont changé votre perception des êtres humains ? Les voyez-vous plus comme des corps que des entités spirituelles ?
Aspect très intéressant. Je dirais oui et non. C’est important, quand on opère un patient, d’être très concentré, très professionnel tout en faisant abstraction de la personne morale, car on doit prendre des décisions qui ont des implications importantes. On ne doit pas être trop subjectif. Par exemple, je refuserais d’opérer quelqu’un de ma famille proche, parce que si je devais prendre des décisions difficiles, je risquerais de faire un mauvais choix pour de mauvaises raisons. Je préfèrerais donc confier à quelqu’un qui fait abstraction de la personne morale.
LES OPÉRATIONS
Est-ce que ça vous arrive parfois, durant une transplantation d’organes, d’être perturbé ?
Non, parce que nous sommes habitués, c’est quelque chose que l’on fait quotidiennement. C’est notre métier. Cependant, on a un ressenti. C’est plus difficile moralement de prélever un enfant ou quelqu’un de votre âge qu’une personne âgée. De plus, il faut réfléchir à la conséquence qu’un prélèvement va avoir. Quand ce sont des enfants, les contextes de la cause du décès sont quelquefois un peu particuliers. Parfois, il s’agit de tentatives de suicide qui n’ont pas abouti. C’est un peu compliqué pour ça moralement, malheureusement on a l’habitude. De plus, certaines familles, comme dans le roman « Réparer les vivants », demandent qu’on parle à la personne au moment du prélèvement ou qu’on mette de la musique, ce qu’il faut respecter. En fait, le stress fait partie de notre activité mais avec l’expérience, on apprend à gérer cela. La transplantation implique des enjeux de vie de mort. C’est clair que personne n’a envie de mourir et les médecins n’ont pas envie d’avoir des patients qui meurent. Donc ces interventions génèrent du stress mais il faut essayer d’en faire abstraction. Et quand les opérations sont finies, chez moi, j’essaie de couper avec mon environnement professionnel et je parle assez peu de mon métier et de mes patients à la maison. C’est ma façon de vivre cela, mais c’est clair que mon métier a des implications sur ma vision de la vie : la mort ne me fait absolument pas peur, parce que je la vis au quotidien.
Vous arrive-t-il de faire des blagues entre vous pendant une opération ?
Bien entendu, opérer est une chose du quotidien, c’est notre métier. Oui, il y a beaucoup de blagues, de discussions. Il faut éviter le stress, cependant, il y a des moments dans l’intervention de concentration variable. Il y a des moments où l’on doit tous être très attentifs et d’autres où l’on discute.
Est-ce-que vous avez déjà été confronté à un problème de contamination et quelles sont les règles d’hygiène que vous devez respecter ?
Oui, on est parfois confrontés à des patients qui ont des infections et ça peut arriver, pendant les interventions, de se piquer avec les aiguilles, d’où le risque de contamination. Mais les précautions sont grandes : nous portons des gants et puis on désinfecte tout de suite en cas de problème. C’est un aspect très sérieux et, dans certains pays comme en Italie, les chirurgiens, qu’on considère comme des gens exposés, ne peuvent pas donner leur sang. Concernant l’hygiène, avant toute intervention chirurgicale, on doit suivre un protocole très strict : on se lave les mains de façon très approfondie, avec un produit désinfectant, en trois actes et au total, cette opération de stérilisation dure 5 minutes avant de se mettre des vêtements stériles. Ensuite, on ne doit plus rien toucher ; si la tête nous gratte, quelqu’un nous aide.
Quel est la greffe d’organe qui dure le plus longtemps ?
En général, c’est le foie, qui est l’intervention la plus délicate en termes de complexité et de sutures. La greffe de cœur est techniquement plus simple car il faut faire uniquement deux sutures sur de gros vaisseaux. Mais c’est la suite qui est plus compliquée : est-ce que le cœur recommence à battre ? Mon intervention la plus longue a duré 25 heures ! Mais ce n’est pas toujours aussi long, heureusement.
Quelles sont les proportions d’échecs ?
Pour la transplantation hépatique, une mortalité au cours de l’intervention est devenue exceptionnelle. Pour la mortalité après l’intervention (quelques jours voire quelques mois après), c’est de l’ordre de 2-3 % parce que le foie ne fonctionne pas ou parce qu’il y a des complications. Après, une personne sur dix va mourir dans l’année qui suit la transplantation, toutes pathologies confondues.
Qu’en est-il du délai qu’une personne ayant subi une greffe doit respecter avant pouvoir retourner à sa vie ordinaire. Dans le roman, le personnage qui s’est fait greffer un cœur se réveille environ 4 heures après l’opération. Est-ce réaliste ?
Le délai dépend un peu des organes et des patients. Après l’opération, en général, les patients qui sont transplantés sont réveillés mais on peut les garder artificiellement endormis pendant les 12 heures qui suivent l’intervention en attendant de voir comment fonctionne l’organe. Pour le cœur, pour les poumons et pour le foie, on les garde endormis un peu plus longtemps. Ensuite, ils restent à l’hôpital entre 10 jours et 3 mois, selon la pathologie et sa gravité. Mais le but est évidemment que les gens retournent à une vie strictement normale, qu’ils recommencent à travailler, à faire du sport, etc.
L’antirejet, c’est quoi exactement ?
Lorsqu’on est malade, qu’on a la grippe, par exemple, dans notre organisme, les globules blancs se mettent au travail et vont combattre les virus ou les bactéries qui arrivent. C’est la même chose avec un organe qu’on transplante : l’organisme l’identifie comme extérieur à soi-même, et les globules blancs vont attaquer, comme si c’était une intrusion ordinaire. Les patients qui vont être transplantés doivent donc prendre des médicaments pour diminuer les réactions immunitaires et pour qu’il n’y ait pas de rejet de l’organe. Mais ils sont alors souvent plus vulnérables à d’autres maladies.
L’AVENIR DE LA SCIENCE
Pensez-vous que vous pourriez être remplacé par des robots dans un futur proche ?
Pour l’instant, dans le domaine de la chirurgie, il serait impossible de nous remplacer. Notamment car les robots dont on parle sont encore dirigés par les chirurgiens et ne sont pas des programmes capables de penser par eux-mêmes. Cependant, je pense que certains métiers de médecine, tels que la radiologie, seront remplacés par l’informatique. Actuellement, pour les prothèses de hanche ou de genou, les médecins sont assistés par des systèmes informatiques pour limiter l’erreur humaine.
Est-il possible de créer des organes synthétiques?
C’est une question essentielle pour l’avenir. Aujourd’hui, cela n’est pas possible, mais c’est en cours d’évaluation. Des équipes en construisent avec des imprimantes 3D mais c’est encore en phase expérimentale.
Propos recueillis par la classe de S5FRA / EEB1 Uccle
Images : LG et allociné.fr
Merci Docteur
Vos mains d’or, elles ont sauvés notre fille Nadine Peeters….Avec toute notre admiration et notre respect