« Un barrage contre le Pacifique » : triste transposition cinématographique du roman
Saviez-vous que le roman Un barrage contre le Pacifique, publié en 1950 par Marguerite Duras a failli être Prix Goncourt ? Oui, il a même frôlé la nomination, mais l’a ratée de très peu à cause du contexte historique de l’époque. De fait, on a accusé l’écrivaine à la plume courante d’être communiste et de s’en prendre à l’état français, alors englué dans la guerre d’Indochine depuis 1946. Si vous voulez mon avis, je pense que cet engagement politique peut être associé à la lecture et l’adaptation cinématographique de Rithy Panh, plutôt qu’à l’ouvrage de Duras.
Chers lecteurs de Cinémania, nouvelle semaine, nouveau film. Cette semaine, vous l’aurez compris, je vous embarque entre dans la plaine d’une concession indochinoise miséreuse, où la sueur perle sur les fronts et la frustration tire les traits, l’adaptation à l’écran parue en 2008 du Barrage contre le Pacifique par Rithy Panh, réalisateur et scénariste d’origine cambodgienne, très engagé contre le colonialisme. Dans les rôles-titres, nous retrouvons Isabelle Huppert pour la figure controversée de la mère, Gaspard Ulliel en tant que Joseph, le frère sulfureux et désenchanté et enfin Astrid Berges-Frisbey, qui incarne Suzanne, une jeune fille entre l’enfance et l’adolescence, qui découvre le pouvoir de ses charmes.
La colonisation trop mise en évidence
Dans l’œuvre de Duras, la mère a acheté malgré elle une concession incultivable, puisqu’inondée tous les ans par la mer de Chine (qu’elle appelle le Pacifique) et, remplie d’un espoir irrationnel et dévorant, au bord de la folie, elle se lance dans la construction de barrages pour arrêter les flots, action vaine mais qui lui permet de continuer, donne du sens à son existence. À côté, ses deux enfants, Suzanne et Joseph, s’ennuient mortellement dans cette terre reculée de l’Asie et rêvent d’une vie différente, meilleure, loin des illusions de la mère, des fourberies du Cadastre et de la mort, monstre qui rôde entre les rizières et fauche les petits enfants des indigènes. C’est un livre qui aborde les thèmes de la folie, des relations inter-familiales, l’attente ainsi que, en toile de fond, les systèmes coloniaux des années trente. Sujet que Panh décide de mettre au premier plan de son film, ce qui le différencie de façon très importante du texte de Duras. L’adaptation à l’écran n’a alors plus énormément à voir avec Un barrage contre le Pacifique, en caricaturant le message de Duras. Le film ne se focalise que sur une petite partie de l’œuvre, négligeant toute sa dimension psychanalytique. L’adaptation de Rithy Panh est donc plus réductrice qu’enrichissante, ayant une lecture restreinte et biaisée d’une grande œuvre.
Une lecture réductrice du roman
Si ce jugement peu vous sembler dur et sec, il est proportionnel à ma grande déception. De fait, j’avais vraiment hâte de découvrir comment il allait mettre en scène la ville, et plus précisément l’Eden-cinéma, lieu de tous les possibles qui apparait dans la deuxième partie du roman et où les personnages se permettent de rêver, ou bien de séduire. Or, ici, cet endroit, mythique d’après moi, n’apparaît pas, il n’est même pas mentionné ! Car, vous l’aurez compris, le film ne respecte pas l’œuvre de Duras, ou pas tout à fait. Effectivement, la première heure du film est plutôt fidèle à l’écrit, avec le cheval moribond ou bien la cantine de Ram, ainsi que la rencontre avec M. Jo, un riche européen qui tombe follement amoureux de Suzanne mais ne peut y « avoir accès » qu’à condition de l’épouser (merci à la mère et à Joseph, une belle paire de tyrans). Mais c’est à partir de la deuxième partie que les choses se gâtent : les proportions du texte n’est plus respectée puisqu’alors que dans le livre, les deux parties sont égales, dans le film, la deuxième partie est bouclée en une demi-heure. De plus, la temporalité n’est plus prise en compte, car Joseph rencontre par exemple Lina, une belle femme mûre qui le sauvera de la plaine, trop tôt par rapport au livre. À partir de là, les choses se mélangent, Panh utilise des bribes de phrases du roman aux mauvais moments, la distinction entre Ram et la ville (ce n’est pas explicite mais nous comprenons que c’est Saïgon) n’est pas claire, comme s’il n’existait que deux lieux dans l’ouvrage : la plaine et le bar de M. Bart et puis M. Jo disparait pour ensuite réapparaitre en tant qu’acheteur dans le film, fait qui n’apparait nulle part dans le Barrage. En outre, l’absence de voix off oblige le réalisateur à faire constamment parler ses personnages pour que l’on comprenne ce qu’ils pensent. Cela ôte au film la psychologie si caractéristique du livre, qui nous permet, alors qu’une situation ou un comportement s’y présente, à travers les nombreuses prolepses concernant la mère et son histoire par exemple, de comprendre. Cette sorte de position de psychologue très fine du lecteur par rapport aux protagonistes n’est pas offerte au spectateur, qui ne peut entretenir aucune intimité avec les personnalités qui lui font présentées. Le film apparait alors comme grossier et ennuyant, sans aucune originalité narrative, contrairement au récit de Duras.
Duras réduite à la politique
Ce qui est fort excessif aussi, c’est la lecture engagée de l’histoire, vision qui va jusqu’à la transformer, puisque Panh rajoute une scène d’incendie des habitations par les colons, évènement qui n’a nullement lieu dans le roman. Le réalisateur tinte toute sa création d’une couleur de révolte, de dénonciation virulente des systèmes coloniaux du XXème siècle. Or, si vous voulez mon avis, c’est une grossière erreur, surtout s’il s’agit d’un texte de Duras, puisqu’elle-même a plusieurs fois affirmé au cours de sa vie qu’une lecture communiste et politique du Barrage n’était pas celle qu’elle avait souhaité. Panh calque donc ses convictions et sa vision sur le roman de l’écrivain, en donnant un aperçu faussé au spectateur et en réduisant Duras à un avis politique.
Beaucoup de lecteurs de ma chronique cinématographique m’ont déjà critiquée pour mes critiques d’adaptations de romans à l’écran. Ces personnes disent qu’il faut apprécier le livre indépendamment du texte, puisque ce sont deux œuvres distinctes. Certes, ils n’ont pas tort, c’est peut-être mon âme de littéraire qui prend trop le dessus et je m’en excuse. Mais, même en laissant de côté la version originale, à côté de laquelle le film fait office de pâle caricature, celui-ci demeure fort médiocre.
Des personnages décrédibilisés
De fait, nous remarquons le peu de crédibilité des personnages à travers tout le long-métrage. Ils manquent totalement de profondeur, agaçant le spectateur plus qu’autre chose. De fait, toutes les relations qu’ils entretiennent sont superficielles : la détresse de M. Jo lorsqu’il est rejeté par Suzanne est très… légère, l’ambiguïté qu’il y a entre le frère et la sœur est schématisée de façon grossière par une danse à Ram sans aucune nuance, ne laissant aucune place à l’interprétation et la mère est complètement atone par rapport à ses enfants, elle mime la colère lorsqu’elle bat Suzanne et sourit mollement lorsqu’elle est heureuse. Suzanne est insipide, Joseph caricatural et la mère pseudo-folle.
Tous ces personnages qui ne font qu’effleurer les caractéristiques qui sont censées les rendre spéciaux nous les rendent alors tous acratopèges et invraisemblables. D’ailleurs, il est important de souligner que ce long-métrage est fort basé sur l’esthétique, les apparences, au détriment de la vraisemblance. Joseph se plaint de douleurs aux dents, qui doivent donc être dans un mauvais état, sont blanches et rondes comme des perles d’eau douce. Ou bien la mère apparait comme très jeune pour avoir un enfant de dix-neuf ans. Enfin, ils sont tous relativement soignés et bien habillés pour des individus dans un grand dénuement financier. Ils sont tous des êtres désirables (cela est d’ailleurs accentué par beaucoup de gros plans et plans américains) C’est presque une romantisation de la vie difficile et injuste des « poor white », vision édulcorée et sensuelle qui contraste avec la volonté de dénoncer le système et la décrédibilise. C’est un non-sens.
Enfin, je dois admettre n’avoir pensé qu’à d’autres films en regardant celui-ci, comme si Panh avait puisé dans les créations de ses semblables pour faire la sienne. Ainsi, d’après moi, M. Jo rappelle d’une façon étrange, trop explicite le personnage éponyme de l’Amant (1992) et la mère se voulait inspirée de la figure d’Éliane dans Indochine (1992). Sauf qu’ici, ces inspirations qui auraient pu être intéressantes deviennent incompatibles avec le reste de l’histoire. Au final, chers cinéphiles, je ne vous conseillerais pas ce film qui dure tout de même deux heures ! Je pense qu’il vaut mieux, si on veut se faire une idée de l’Indochine de l’époque, regarder les films proposés précédemment et si vous souhaitez vous frotter à Marguerite Duras et son style si caractéristique, alors plongez-vous dans la lecture du roman ! Je suis consciente que c’est banal comme thèse, mais une adaptation cinématographique sera toujours inférieure à un livre, ne pouvant retranscrire les relations complexes et les personnalités nuancées des personnages, surtout quand il s’agit d’une œuvre de Duras. Elle disait : « Se trouver dans un trou, au fond d’un trou, dans une solitude quasi totale et découvrir que seule l’écriture vous sauvera ». Il en va de même avec la lecture…
Ana MARCU (S7FRC) / EEB1 / Uccle
Chère Ana, je te félicite pour cette excellente critique, tant au niveau de la justesse de ce que tu épingles, qu’au niveau de ton écriture structurée, richement argumentée et au vocabulaire précis et riche.
Je suis tombée en amour de Duras par ce premier roman, un mois de septembre et, hasard de l’histoire, le mois suivant elle recevait le prix Goncourt pour l’Amant (qui selon moi n’est pas son meilleur titre).
Beaucoup ont lu Duras, caricaturé son écriture, réduit la finesse de sa perception du réel et des personnages à des caricatures ( L’ Amant n’est pas seulement un livre sur la découverte de la sexualité par exemple), mais beaucoup s’en sont nourris, et je vous recommande la précieuse lecture de Laure Adler: https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782070745234-marguerite-duras-laure-adler/
J’ai assisté à sa conférence sur Duras à la Maison de la Bellone il y a quelques années, et pas un mot n’était à perdre dans cette approche fine et juste de l’auteur et de son oeuvre.
Je ne prétends pas me substituer à vos excellents professeurs dans leur accompagnement et leur analyse de l’oeuvre au programme (j’ai appris d’eux aussi, au détour d’une conversation dans notre vie bien remplie à l’école),
juste vous souhaiter de ressentir vous aussi la beauté, la justesse et le talent de cet auteur.
Bravo encore Ana !