L’adaptation de L’Étranger de Camus par Visconti : une œuvre sous contrainte ?

Sept ans après la mort de Camus, le réalisateur italien Luchino Visconti se lance dans l’adaptation du roman L’Étranger. Visconti parle de son film comme d’un « fils né avec des limites », celles posées par la veuve de Camus qui exigeait qu’on respecte le roman à la lettre, ce qui est souvent incompatible avec les spécificités de la narration cinématographique…

La question de l’étrangeté

Tout au long du film de Visconti, le spectateur ressent à quel point le personnage principal est en fait l’étranger de sa propre histoire. Ce paradoxe est très bien décrit par Camus dans L’Étranger grâce à l’utilisation d’une écriture blanche. Visconti confronte le spectateur à des jeux avec le cadrage, la lumière ou encore la musique. Tous ces éléments cinématographiques, ayant pour but de montrer l’aspect « étranger » de Meursault, le personnage principal. Effectivement, dans l’adaptation cinématographique, le spectateur est souvent face à des gros plans sur le visage de Meursault, joué par Marcello Mastroianni. Le spectateur a alors une vue très précise sur les expressions du visage de Meursault. Ceci nous donne en tant que spectateurs, des informations explicites sur les sentiments ressentis Meursault. La plupart du temps, le spectateur lit un sentiment de gêne, d’inconfort sur le visage de Meursault, ce qui évoque un sentiment d’étranger, d’intrus, comme pendant la scène du tribunal où Meursault est jugé. L’acteur principal, Marcello Mastroianni interprète d’ailleurs, très bien le rôle de Meursault, gardant en permanence un visage impassible. La scène où Marie vient visiter Meursault à la prison est aussi très bien réalisée, on voit à quel point Meursault est gêné par tous les bruits et les plans de caméra changent tout le temps ; s’arrêtant sur les voisins de Meursault puis revenant sur Meursault ou Marie, cela nous permet vraiment de voir à quel point Meursault a du mal à se concentrer sur sa conversation avec Marie.

Marcello Mastroianni a fait un excellent travail en incarnant les sentiments de Meursault, plus précisément pendant la deuxième partie : la désespérance et indifférence lors du procès, l’atmosphère claustrophobique et l’acceptation de la mort. Cependant, il était un des rares personnages qui ne correspondaient pas à l’image que j’avais imaginé en lisant le livre. Pendant le meurtre de l’Arabe, on aurait aimé une intensité plus forte de la part de l’acteur. En revanche, dans le chapitre 5 de la deuxième partie, l’intensité, la colère et cette violence n’auraient pas pu être mieux jouées. Marcello Mastroianni était fantastique. Peut-être que les traits de son visage sont un peu trop sympathiques… On s’attendrait à voir le personnage de Meursault avec une mine plutôt fatiguée.

Musique et lumière

La musique et la lumière jouent également un rôle important. Pendant tout le début, mis à part l’enterrement de la mère de Meursault, il y a une forte lumière. Visconti a fait un excellent travail avec le jeu des lumières et des couleurs reflétant parfaitement la violence externe exercée sur Meursault de la part du soleil, lors du meurtre de l’Arabe sur la plage. Meursault est alors ébloui par la lumière du soleil, de ses rayons sur la lame du couteau, sur l’eau et le sable, une lumière qui atteint également le spectateur, tellement qu’elle est éblouissante. Cela vaut également pour le procès, où le spectateur ressent la chaleur étouffante, lui donnant un mauvais pressentiment pour la suite. Mais l’ambiance de la salle du tribunal dans le film n’est-elle pas trop chaleureuse ? Visconti aurait peut-être pu baisser la luminosité et rajouter plus d’ombres avec davantage de sons ambiants car le lecteur s’imagine la salle obscure, en noir et blanc. À partir du moment où Meursault arrive en prison, l’éclairage change. L’environnement de Meursault est sombre, seule une petite fenêtre permet à la lumière de rentrer dans la pièce. La lumière joue donc un rôle important en séparant clairement la liberté de l’emprisonnement.

Tout au long du film, la musique nous aide à comprendre les sentiments de Meursault. Elle intensifie des moments comme le long trajet de Meursault pour aller à l’asile. Ce son nous donne une impression du long trajet.  La musique est parfois lente et pesante, comme quand Meursault marche sur la plage, écrasé sous la chaleur. La musique devient alors sinistre et s’intensifie, ce qui provoque un suspens.

Fidélité et omission

L’adaptation du livre de Camus réalisée par Luchino Visconti est très bonne et reste fidèle aux éléments même les plus précis du livre : par exemple, lorsque Salamano a pleuré pendant la nuit ou M. Perez qui coupe à travers les champs pour ne pas accumuler du retard. Cependant, certains détails comme Meursault lisant le journal contenant le récit des événements qui se sont déroulés en Tchécoslovaquie, ainsi que tout le début du livre (Meursault demandant des jours de congé à son chef etc) sont omis dans le film.

La scène où Meursault tue l’Arabe a été bien réalisée puisqu’elle est fidèle aux descriptions du livre. Quand Meursault marche seul sur la plage, dans la chaleur, puis quand Meursault tire sur l’Arabe et que l’on ne voit pas le sang gicler comme dans le livre où il est écrit « les balles s’enfoncèrent sans qu’il n’y parût ». Nous retrouvons dans le film la fameuse phrase qui clôture la scène du meurtre : « Et c’était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur. »

L’absurde

L’adaptation cinématographique de L’Étranger de Camus par Visconti réussit plutôt bien à transmettre le concept de l’absurde. On voit Meursault faire les choses l’une après l’autre, sans sembler donner plus d’importance a une action qu’a une autre. Lors de l’enterrement de sa mère, il prépare son café et attend dans la salle comme s’il était chez un ami. Dans cette scène, l’ambiance est lugubre et parait presque sortie d’un film d’horreur, mais Meursault reste calme et naturel. Cela représente bien l’attitude de Meursault dans le livre. Contrairement au roman de Camus, qui est écrit du point de vue de Meursault, le film de L. Visconti est mis en scène de telle sorte que le spectateur devienne omniscient, comme si le spectateur jugeait les actions de Meursault.

Rythme et narration

Les évènements du film sont les mêmes que dans le livre, il n’y a pas de différence significative. Cependant, la narration et le rythme de l’histoire sont nettement différents. Dans le livre, l’histoire semble s’écouler naturellement et rapidement, cependant dans le film, il y a beaucoup de « pauses » ou les évènements paraissent ralentis, ce qui donne un effet un peu forcé même si le temps dans la prison est passé beaucoup plus rapidement que dans le livre.

Même si le film de Visconti, à sa sortie, a été unanimement jugé médiocre en raison d’un certain « manque d’audace » du réalisateur, on peut quand même saluer la modernité de l’utilisation de la lumière et la force du jeu des acteurs.

Leni GEORG, Colin HOUDET, Émilie HUBER, Ernest KUTZNER, Cécile de MONNERON, Lola NAISSE, Thomas SCHNEIDER, Madeline VIRNICH (S6fr) / EE Karlsruhe

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