Art et création : variations sur la danse
Le philosophe français Alain distingue l‘artiste et l’artisan. Le premier est celui qui crée librement alors que le deuxième a des contraintes techniques et sait déjà la nature exacte de son œuvre en commençant. Alain affirme qu’il y a dans la démarche de l’artiste une dimension essentielle d’imprévisibilité. Cette dimension est-elle vraiment essentielle à l’art ? Autrement dit, faut-il nécessairement un certain degré d’incertitude pour définir ce qui relève de l’art ?
Nous allons tenter de répondre à cette question en étudiant le cas de la danse, comme discipline artistique.
Dans un premier temps, on peut affirmer qu’il n’y a pas dans la danse de dimension d’imprévisibilité en danse. Le chorégraphe-artiste créé en fonction de certains critères de beauté et de technique pour que son œuvre plaise au public. Il n’est donc pas entièrement libre. Ces deux mots, « beauté » et « technique » sont rarement associés mais en danse, ils marchent la main dans la main. La technique fait en partie le beau ce qui fait que le chorégraphe doit se restreindre aux limites d’un certain style de danse. En effet, pour que le spectateur éprouve du plaisir à la vue d’une pièce, les danseurs qui exécutent les pas doivent remplir les attentes stylistiques de celui-ci, ce qui n’est possible que si le père, c’est-à-dire le chorégraphe, en a eu conscience lors du processus de création.
Il faut également que la pièce en elle-même satisfasse à certaines lignes directrices : il faut qu’il y ait une logique, un fil conducteur, pour que le spectateur puisse suivre, et pour cela le chorégraphe doit insérer des rappels, il faut qu’il y ait des accents pour que ce ne soit pas monotone etc. Comme la danse est une forme d’art instantané, pour que le spectateur ait une impression positive à la
fin, l’intérêt de celui-ci est très important durant toute la performance. De plus, le chorégraphe a d’autres contraintes, dont la capacité des danseurs à exécuter des mouvements. Le chorégraphe doit donc répondre aux attentes du public et n‘est donc pas libre.
De même, le danseur-artiste, sauf s’il improvise, connaît les pas, la musique, tout par cœur. Les nombreuses répétitions ont dépourvu la chorégraphie d’imprévisibilité. Il sait d’avance ce qu’il va faire et comment il va le faire. On pourrait donc le mettre au même niveau que l’artisan, ou même plus bas puisque l’artisan produit du nouveau alors que le danseur ne fait que répéter ce qu’il a déjà fait.
Cependant, le danseur est humain. Peut-on donc vraiment affirmer qu’il n’y ait en danse aucun aspect d’incertitude ou de variabilité ? Est-ce vraiment sensé de dire que la danse est « mécanique » à ce point ?
Oui, le danseur exécute les pas comme le chorégraphe les a créés. Cependant, en fonction de
son état physique et mental, du public, ainsi que d’autres facteurs imprévisibles, la pièce varie d’une performance à l’autre. Par exemple, un danseur, fatigué, stressé ou triste, ne paraitra pas aussi dynamique et vivace que s‘il était content.
De même, le public est parfois très enthousiaste, parfois moins et cela affecte la performance du danseur. De ce fait, il est impossible de faire exactement le même spectacle deux fois. Une pièce de danse est vivante. Et c’est ce qui en fait la beauté. S’il n’y avait pas d’imprévisibilité, si tout était prévu d’avance, l‘interprétation, l’arme la plus importante du danseur, n’aurait pas sa place en danse. Celle-ci permet à l’artiste de jouer sur les émotions des spectateurs, d’avoir une interaction avec ceux-ci, et grâce à sa variabilité, faire en sorte que la chorégraphie reste intéressante aussi pour le danseur lui-même. Grâce à l’interprétation, il peut découvrir toujours de nouveaux sentiments et sensations, ce qui l’amène à évoluer dans sa discipline et dans la découverte de lui-même.
Donc, sans imprévisibilité, les salles ne se remplieraient pas de spectateurs émerveillés et il n’y aurait personne pour danser les pièces des chorégraphes. J’ose affirmer que l’interprétation est la condition pour que le danseur puisse se définir d’artiste et qu’il puisse, de ce fait, se déclarer libre.
Aussi, n’est-il pas évident qu’une danse ne puisse pas être invariable, puisque la plupart des grandes créations, par exemples, sont dansées par des centaines de danseurs différents, qui ont chacun un corps et une âme différente et qui ont des relations différentes avec les autres. Le ballet Giselle, avec Svetlana Zakharova et Roberto Bolle, pourrait-il être semblable au même ballet avec Alina Somova et Roberto Bolle ?
Finalement, le chorégraphe qui est, comme nous l’avons vu, limitée à des restrictions liées à l’esthétique, peut aussi être libre dans son travail. Ces conditions, techniques ou autres, un chorégraphe coutumier les connait bien grâce à l’expérience pratique (il souvent a lui-même été danseur) et théorique (il a déjà composé des pièces, il sait comment ça marche). Cela lui vient donc naturellement et, tout en se soumettant aux « règles » grâce à l’habitude, il peut créer librement. C’est donc seulement et uniquement son inspiration, qui est imprévisible, qui influence la nature de la création.
En conclusion, nous pouvons constater qu’il y a des aspects dans la danse qui, comme dans la plupart des autres disciplines, sont prévues à l’avance, souvent pour éviter le risque. D’autre part, on y trouve également de l’imprévisible, ce qui n’est pas forcément nécessaire pour qu’on puisse la considérer comme de l’art, mais qui permet la diversité de cette forme et donc son succès.
Inka A., S7 FR.
Photos par Ahmad Odeh, Leon Liu et Perla de los Santos