Qui vote pour qui et pourquoi ? Une enquête sociologique minutieuse

Le mercredi 10 février dernier, les économistes Julia Cagé et Thomas Piketty ont tenu une conférence dans la salle Henry Le Bœuf au Bozar de Bruxelles, pour discuter de leur ouvrage intitulé Une histoire du conflit politique : Élections et inégalités sociales en France, 1789-2022.

Qui sont-ils ?

L’économiste et chercheuse Julia Cagé, lauréate de la meilleure jeune économiste en 2023, aussi professeure au Département d’économie de Sciences Po, a souligné dans cette conférence le malaise des médias et du système électoral français à l’heure actuelle. Thomas Picketty, dont les recherches pionnières sur les inégalités dans la société sont reconnues, est spécialiste des inégalités sociales et économiques, ainsi que professeur à l’École d’économie de Paris.

Ensemble, Cagé et Piketty ont coécrit Une histoire du conflit politique, dans le but de comprendre l’évolution du conflit politique et de la structure électorale en France, et ce depuis la Révolution Française de 1789. « Qui vote pour qui, et pourquoi ? Comment et pourquoi la structure des électorats des différents courants politiques en France ont-ils évolué au cours du temps ? Et quelles sont les conséquences du conflit électoral sur les politiques menées ? » sont les questions-phares servant de fil directeur à l’ensemble de cette étude menée méticuleusement sur l’histoire du conflit politique français.

Afin d’y répondre, les deux chercheurs ont consulté les archives des élections législatives, présidentielles et communales mises en ligne par le ministère de l’Intérieur de 1993 à 2022, pour adopter le recul historique nécessaire depuis le premier référendum ayant formé la première constitution française en 1793. Car l’histoire peut nous éclairer en termes de conflits, comportements et situations politiques présentes et futures de l’électorat, et permet la démystification des contre-vérités et d’idées préconçues liées à la politique. Cependant, leur étude portant sur les comportements de votes depuis la Révolution française, les deux économistes ont dû se résoudre à combler le fossé des années 1789 à 1993 grâce aux données conservées aux archives nationales, en les numérisant manuellement…

Un travail de recherche laborieux…

La France comptant 36 000 communes, c’est à l’échelle communale que les deux économistes ont entrepris de se pencher sur les variations des comportements de vote, afin que leurs recherches soient les plus exhaustives possible et qu’elles rendent au mieux un aperçu des comportements de vote.

Il leur a d’abord fallu procéder à la collecte d’informations archivées sur toutes sortes de caractéristiques pouvant exercer une quelconque influence sur le vote dans les communes : notamment les revenus, les patrimoines, la démographie, le niveau d’éducation moyen, les professions, le rapport de propriétaires et locataires de leur population, etc. Ce processus méticuleux de répertoriage des données archivées n’a cependant pas pu être automatisé par des outils technologiques pour leur faciliter la tâche. Comme d’anciens documents manuscrits, et non dactylographiés, figuraient dans les archives, aucune aide technologique (telle que de l’IA par exemple) ne pouvait en déchiffrer de manière fiable la calligraphie. Les deux économistes ont donc été contraints de répertorier eux-mêmes toutes ces informations, manuellement. Ce petit contre-temps, auquel s’est ajouté un manque d’indications des partis politiques dans les procès-verbaux électoraux passés, a obligé Cagé et Piketty à parcourir la presse départementale de l’époque en complément, afin d’y dénicher les étiquettes politiques correspondantes et enfin de pouvoir les classer par partis.

Cependant, une difficulté de plus s’ajoute, puisqu’il s’agit de constamment appréhender la relativité des notions constituant la politique. Par exemple, la gauche n’a pas toujours prôné les mêmes valeurs. Il en est de même pour la droite, et pour le bloc central qui n’a pas toujours été aussi exposé qu’aujourd’hui, ou qui parfois n’a même pas fait surface à certaines époques. Le phénomène de tripartition avait déjà caractérisé l’histoire électorale française de 1848 à 1910, avant de laisser place à un front plutôt bicéphale de la politique de 1910 à 1992, et qu’enfin le spectre politique que nous connaissons aujourd’hui se voie à nouveau « trivisé » à partir de 1992.

C’est en étudiant les caractéristiques de l’électorat et des partis politiques (et non seulement les résultats des votes), en tenant compte de l’importance du statut socio-économique, territorial, patrimonial, éducationnel et professionnel de la population, que Piketty et Cagé ont tenu à mettre au jour les phénomènes de bipartition, d’alternance gauche-droite, et de tripartition. Or ces données d’enquête n’existent qu’à partir des années 50 et ne regroupent que de petits échantillons, dès lors devenus peu indicateurs à cause de leur nombre restreint et récent. C’est à cause de ces variabilités ayant façonné les élections, que le power couple d’économistes a regroupé tous les partis politiques dans des nuances politiques plus vastes. Ces dernières, s’élevant au nombre d’une quinzaine, s’agencent de manière à comprendre socialistes, radicaux, radicaux-socialistes, républicains modérés, républicains opportunistes, conservateurs, monarchistes, bonapartistes, légitimistes, boulangistes…

Comment les inégalités façonnent-elles les élections ?

Il y a énormément d’hétérogénéité entre communes françaises, au niveau du capital immobilier par habitant et du revenu tout particulièrement. Afin de mieux exemplifier cette inégalité salariale, Cagé et Piketty ont rappelé que le revenu annuel moyen par habitant en France est de 19 200€ (soit 1600€ mensuellement). Cependant, la commune de Roubaix, figurant parmi les 5% des communes françaises les plus pauvres, voit sa moyenne de revenu annuel par habitant deux fois moindre. Tandis que, dans le 7e arrondissement de Paris, qui fait partie du 1% des communes les plus riches de France, 107 600€ par an par habitant est absolument normal (soit environ 10 000€ par mois, 625% de plus que la moyenne du revenu annuel national par habitant).

Il n’est pas anodin de noter que les inégalités économiques influencent également les élections en termes de participation, souligne Julia Cagé. Aujourd’hui, les individus les plus riches votent statistiquement plus que les personnes les plus pauvres. Or cela n’a pas toujours été le cas en France, car en prenant un recul historique de quelques décennies seulement, la prédominance des votes provenant des communes plus pauvres par rapport aux plus riches est notable. Cagé démontre qu’il est erroné de prétendre que les plus pauvres votent moins car ils sont moins éduqués ou moins informés et parce qu’ils se désintéresseraient de la politique. « Le vote n’est pas quelque chose de naturel, où de toute éternité, les plus riches votent plus que les plus pauvres ; ça dépend vraiment de ce que les partis politiques proposent », explique plus loin Piketty, « les choses ne sont pas figées ». Actuellement, les communes les plus pauvres voient en moyenne deux tiers de leur population ne se déplaçant désormais plus pour voter. Cela soulève par ailleurs la question du vote virtuel pour encourager la population à voter avec plus de facilité.

Le traitement et l’analyse de ces données historiques objectives permettent de ne pas tomber dans la généralisation ou la naturalisation des tendances politiques (par exemple, faire erreur en disant « c’est ainsi, les communes riches votent toujours plus que les communes pauvres », alors que ce n’est historiquement pas le cas) et comprendre qu’elles encourent de perpétuelles transformations, que l’on ne peut anticiper qu’à travers le prisme de l’Histoire.

Il y a cependant bien des régularités observées historiquement : le vote de droite, par exemple, augmente avec la richesse ou encore avec la petitesse d’une commune ; et cela a toujours été le cas depuis 1789. Le vote rural, au cours de l’Histoire française, se situe toujours plus à droite que le vote urbain, même si l’écart varie en fonction du temps. Ainsi, la bipolarisation gauche-droite correspond à des périodes historiques où le clivage social l’emporte sur le clivage territorial, c’est-à-dire lorsque les différences socio-économiques jouent un rôle davantage décisif que ne le font les différentes zones géographiques habitées par les électorats.

Des mesures précautionneuses

Chacun des 3 blocs de la tripartition politique actuelle présente d’énormes incohérences, soulignent les deux économistes. Et pour les dénoncer, ils ont assigné aux partis d’extrême-droite et d’extrême-gauche des terminologies euphémiques, telles que « bloc national patriote », « bloc social écologique », ou encore « bloc libéral progressiste ». Cette précaution leur permet de se déjouer de la stratégie politique du bloc central consistant à désigner ses blocs rivaux comme extrêmes, et que les électeurs de ces blocs ne se sentent pas d’emblée insultés et puissent se reconnaître dans ces appellations plus diluées.

Cette méthode laborieuse, de prélèvement de données à l’échelle communale, permet de percevoir des tendances plus discrètes, autrement passées sous silence lorsque les informations proviennent d’enquêtes par sondages. Cette technique minutieuse permet d’autant plus de démontrer que la population ne vote pas au hasard et que, contrairement à ce qui se dit, la France n’est pas prise dans une crise identitaire sans issue. En effet, Piketty et Cagé démontrent que les élections sont d’abord déterminées par des soucis concrets d’accès à un logement, à l’emploi, au transport, au pouvoir d’achat, ainsi que par d’autres questions géo-sociales et socio-économiques importantes, et non pas autant par les différentes origines étrangères de l’électorat. Cela permet de faire une lecture plus optimiste du conflit politique, qui n’est dès lors pas déterminé irrémédiablement par des caractéristiques immuables des électeurs (comme par exemple leur ethnie ou leur culture), mais bien par des aspirations différentes qu’il est du travail des politiciens futurs de réconcilier.

Julia Cagé et Thomas Piketty ont ainsi résumé, d’une manière pourtant exhaustive à souhait, leur brique intitulée Une histoire du conflit politique : Élections et inégalités sociales en France, 1789-2022 sans négliger un seul détail. Leur conférence au Bozar de Bruxelles m’a fascinée par la détermination dont les deux économistes ont fait preuve dans leur entreprise, et surtout par le fruit de leurs recherches. Ces preuves historiques incontestables, qu’ils ont recueillies si soigneusement, confirment la complexité du conflit politique et pourraient bien être la première piste vers la résolution future de celui-ci.

Marie Vasiliu-Bolnavu / S7FRA / EEB1 Uccle

2 pensées sur “Qui vote pour qui et pourquoi ? Une enquête sociologique minutieuse

  • 12 mars 2024 à 16 h 56 min
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    Ça m’a fort donné envie de lire le livre ! T’es articles sont toujours si bien écrits Marie!

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  • 12 mars 2024 à 17 h 15 min
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    super intéressant ton article, Marie !! hâte de voir le prochain :p

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